Et
pourtant, cet intarissable écrivain trouve encore le temps de voyager,
partout, beaucoup et avec les meilleurs compagnons d'odyssée. C'est aux
détours du globe, dans des contrées improbables et des dimensions inconnues
que les nouvelles du monde entier ont germé dans l'esprit fertile d'un
homme qui a toujours été le Corto Maltese des univers de la conscience.
Il était un petit navire qui parcourait le monde, trempait sa proue dans
des mers aux noms différents et qui voguait parfois sur des eaux bien
étranges...
La terre est ronde… mais l'univers est plat.
Orfèvre reconnu en matière de titres,
Ravalec contribue une nouvelle fois au genre avec "El chaman kiffos
los Schtroumpfos", réjouissante formule qui suscite des frissons de
plaisir dans le cortex, tant des adeptes de Terrence McKenna que de Peyo.
Et pourtant, ce n'est pas de peyote qu'il va s'agir, mais d'un breuvage
plus secret des jungles de l'Amazone, nommé Ayahuesca… Rares sont les
auteurs romanesques à aussi bien connaître le fond de leurs sujets d'ailleurs,
avec Ravalec c'est l'immersion totale dans les effets psychiques de la
plante.
Mais bien que clairement présent tout
au long des nouvelles du recueil, le message initiatique n'est pas uniquement
pédagogique. C'est la force de Ravalec : implanter des paumés aussi attachants
que pitoyables dans des contextes dangereusement magiques, emmener dans
ses lieux de pouvoir des personnages risibles qui tentent d'échapper à
leur médiocrité avec une honnêteté intense qui fait froid dans le dos.
Le mariage alchimique du trivial et du sacré, sous le signe de l'humour
trash et éclairé.
Et il est vraiment facile de se reconnaître dans ces incorrigibles avatars.
"[…], notre petite équipée, qui depuis le début avait ce je ne sais
quoi d'un peu pathétique, s'est soudain trouvée dotée de la touche de
ridicule qui lui manquait."
Aujourd'hui, signe du succès de l'ethno-tourisme
et constat de vacuité spirituelle des classes moyennes occidentales, on
rencontre moins de marginaux sur les plages indiennes ou chez les Chipibos,
et plus de quarantenaires qui font le point avec leurs espérances brisées,
leurs illusions tenaces, et qui trouvent encore le moyen d'accumuler du
mauvais karma.
"Je me suis demandé pourquoi l'existence, si riche en curiosités, nous
avait fait si convenus et si conformes au cliché de nos personnages respectifs."
Enfin rassurez-vous, Ravalec n'est
pas soudain devenu fréquentable, il raconte toujours le destin des cas
sociaux rescapés de son passé intérieur : transexuel toxicomane sur le
retour du nom de Tata Prout flanqué d'Akim jeune délinquant de banlieue
hispanophone, hippie Goa freak déglinguée armée d'un Polaroïd qui n'entend
plus la techno, réalisateur de porno dans la belle ville de Budapest,
troupe de comédiens novices en tournée vers le cœur de l'Afrique, un vrai
défilé mi Tarantino, mi Almodovar.
Muchas visiones
Comme pour sa série des "Arts Magiques"
diffusée dans l'émission Midnight+, Ravalec raconte de Saï Baba à la grande
pyramide, du zen aux mégalithes, du Gange à la fondue savoyarde, comment
se joue la vie depuis sa perspective philosophico-existentielle de néo-Tintin
globe-trotter, à savoir le rôle et la position du "bipède moyen incarné
dans un monde de matière" vis à vis des entités qui tirent les ficelles.
Les dieux étranges de l'astral, les
grands serpents lumineux sous l'illusoire surface des choses jouent de
l'espèce humaine comme d'un harmonica et trouvent parfois leur intérêt
à la visite psychique de l'apprenti chaman occidental, si facilement effarouché...
"[...] une forme de notre incapacité à être réellement et de notre
propension à nous mouvoir dans ce mensonge permanent qu'est l'existence,
comme le déguisement consolatoire de cette autre dimension qui nous échappe
et que, depuis toujours, l'homme appelle la lumière."
Comment s'extirper du mensonge d'une
existence ratée ? Les persos de Ravalec ont beau courir au bout du monde
pour trouver des réponses ou se (re)(dé)construire, ils s'emmènent partout
dans leurs bagages chargés de leurs défauts.
Décidément,
le capitaine de ce très joli atlas ésotérique fait preuve de belles idées
originales, sait évoquer des images saisissantes pour illustrer le grotesque
et le tragique des vies humaines confrontées à l'inconfort de l'exotique
authenticité.
De quoi éclairer le voyageur, qui lira sûrement ce recueil en montée,
à bord d'un avion ou de l'express neuronal de 23h.
Stig Legrand - Janvier 2004
|