Villa Vortex


Qu'on se demande s'il est juste dingue, peut-être dangereux ou carrément génial, Dantec ne laisse pas indifférent. Gueule de descente de speed, un œil comme greffé au caméscope sur une dégaine de dandy grunge, le personnage semble l'incarnation même de l'écrivain cyberpunk fin de millénaire pour plateaux de télé. Mais ce n'est heureusement pas si simple.

C'est au décryptage de l'expérience humaine, que cet expatrié volontaire (pour dépasser les bornes culturelles à la française), s'adonne depuis le commencement. D'abord sous la forme romanesque, puis au fil d'essais où différents niveaux de réflexion s'interfacent en pavés chaotiques, il tente de repousser les limites de l'entité humaine sans négliger de commenter l'irréalité de nos sociétés en perdition. Où veut-il en venir en 2003 ? Que cache cette couverture de roman noire où flottent les hématies les plus sexy de la galaxie ? Dernière question avant l'autoroute.
This ain't genocide, this is rock'n'roll

"La mort. J'étais fait pour elle, bien avant ma naissance en ce monde." écrit néo-Kernal dans le prologue en l'An Zéro-Un. Mais pour comprendre à quel point cette phrase est juste, il va falloir reprendre l'histoire au début en passant par l'épilogue. Surfer en mode non-linéaire sur la dernière décennie du dernier siècle : entre deux chutes, celle du Mur et celle des Tours, et raconter le flic Kernal, sa chute éternelle vers la fin.

Georges Kernal entre à la Préfecture de Créteil avec sa naïveté intacte et des méthodes scientifiques pour mener une enquête. Méthodes et naïveté promptement mises à l'épreuve par une série de meurtres rituels qui s'initie sur les friches industrielles de centrales électriques. Dans l'idée d'animer la nouvelle Eve, le tueur opère sur des jeunes filles qu'il mutile en remplaçant certains de leurs organes par des substituts électroniques. Malgré les entraves inter-services et les échecs successifs, l'inspecteur Kernal profile le serial killer avec obstination : des heures sur informatique, à recouper des fichiers, à compiler des notes, à détailler les rapports, qui deviennent des semaines devant un écran de vidéo-surveillance, qui s'agglutinent en années sur les réseaux, à traquer des illusions…

Parallèlement, pendant que Kernal s'égare, le monde occidental s'enlise dans "La société mondiale qui n'était plus une société ni même un monde." Figure emblématique de la démolition multimédia, l'ex-musicien de rock Paul Nitzos capte les derniers instants d'usines vétustes sur support digital pour les documentaires "Destruction Incorporated", avant de quitter la conurbation d'Ile de France pour aller chroniquer le dernier souffle d'une idée de l'Europe en pleine guerre des Balkans depuis Sarajevo. Exit Einsturzende Neubauten, adios Nitzos, presque ami de Kernal, improbable alter ego.

"C'est bon pour vous de devenir mauvais."

D'infiltration des réseaux terroristes islamistes en bavures tendance extrême droite, la police du Val de Marne occupe la vie des inspecteurs Kernal et Mazarin. "Du muscle, des burnes et des neurones." Mais c'est compter sans l'accélérateur méthédrine, qui démultiplie le temps et le parachute en 94 sur Omaha Beach, pour regarder brûler ses convictions en compagnie de Rommell et Massoud. Kernal tourne à plein régime, caméra à l'épaule, en accélération constante du processus qui le dégage de l'humanité. Il va vers sa destruction en toute connaissance de cause.

Le nœud du destin se trouve entre Tolbiac et Austerlitz, c'est une source secrète de connaissance, une bibliothèque interdite amassée par Wolfmann, flic déchu originel. Kernal s'obsède dans le chaos des textes, s'enfonce dans les théories imbriquées, apprend le nouveau langage de la complexité, décrypte les codes jusqu'à ce qu'ils deviennent métacode du chaman posturbain.

Sephiroths, alchimie opérative, ésotérisme, théosophie, transcendance génétique et "La Très Sainte Rétrotranscriptase du Corps Lumineux", Dantec peine parfois à se dégager des lourdeurs de l'érudition et du poids des citations. Des ruptures (comme le manuscrit trouvé à Sarajevo, bien essentiel mais pourtant laborieux) et des longueurs (articles scientifiques, parenthèses religieuses…) ne sont cependant qu'un négligeable tribut à payer pour apprécier la richesse du premier Liber Mundi. Voulu comme expérimentation hypertextuelle, il intègre à la narration ces longues notes, divagations vers des sujets parallèles, structure de lecture naturelle pour qui utilise beaucoup internet, mais résultat rigidifié une fois sous sa forme imprimée.

Attention zone de narration mutante

Les bibliothèques et le langage sont l'axe autour duquel orbitent les 800 pages de Villa Vortex. Mises en abyme qui se succèdent, décodage en direct de la narration, autopsie des protagonistes, fusion des trinités : Dantec écrit pour que la carte devienne le territoire, pour révéler qu'à un niveau, elle l'a toujours été. La drogue dont il abuse est la sémantique générale. A cause d'écrits de ce genre, l'encre d'imprimerie mériterait d'être classée au tableau des stupéfiants. Un potentiel psychédélique égal à un buvard de LSD, avec pour seule différence le dosage au poids du papier.

Mais comme Dantec est passionnément amoureux du vocabulaire, il se laisse parfois aller à des démonstrations poético-hermétique à la limite de la noyade entre les pages des dictionnaires : "Devant moi, la centrale brillait de ses feux froids. Création mélomèle aux organes hybrides, greffons sur greffons, démoniaque machine cérambyx rampant sur sa tourbe néritique, mensole d'un ciel inverti tombé sur la Terre depuis la Chute, cette mare amphigène où la Machine a trouvé sa niche écologique." N'empêche qu'on ne peut nier le rythme, la créativité, la vision dans ces phrases. Faut-il forcément trancher entre plaisir mental et masturbation intellectuelle ?

Incubateur de transcendance


Digression sur la forme, reprenons sur le fond, mais ici plus qu'ailleurs, ils sont irrémédiablement liés, noués comme des brins d'ADN sur l'échelle de la narration humaine. Comment aborder cette métafiction foisonnante, alors qu'il s'agit d'une tentative de littérature totale (ni roman policier ultraviolent, ni géopolitique de l'apocalypse, ni cyber-roman futuriste, ni prose nihilo-trash, ni religion post-tendance…) mais que dans ces pages, la linguistique, la génétique, la théologie, la criminalistique sont convoquées ?

Dantec écrit pour construire une structure de résonance harmonique, comme les suites mathématiques de Lucas ou de Fibonacci, comme les variations de Bach, comme le déploiement d'une fractale. Du microscope au télescope, il poursuit sans relâche le sens, élargissant sans cesse la perspective, recul sur recul de pensée origami, déployée comme un piège conçu avec passion pour une proie unique : la tête de lecture.

Lecteur qu'il imagine aussi exigeant qu'il peut l'être lui-même, comme l'indique cette remarque dans son entretien accordé au webzine la Spirale : "J'écris, au risque de passer pour un dingue, risque désormais ridicule, pour des 'esprits en quête d'Absolu', pour ne pas prononcer le gros mot banni de la nouvelle scholastique décadente : VÉRITÉ."

Dans la peau de Maurice G. Dantec

Bien sûr que Dantec est fou : alors que le monde cavale vers son point de fuite, il croit pouvoir le réinitialiser à coup de métavirus biofictionnel. Heureusement que Dantec est fou, qui d'autre oserait se poser en agent du chaos avec son livre piège, son roman stratagème. Il pense que la littérature est la seule rédemption possible aujourd'hui et agit en conséquence. Comme Philip K. Dick, comme Jeff Noon, comme Vincent Ravalec, Maurice Dantec est de ces écrivains qui reconnaissent la force du Verbe. En direct de Central Littératron, il écrit la fin de l'homme dans un monde qui s'approche de son Ground Zero. A vous de participer à l'expérience…

Stig Legrand - Mai 2003

Maurice G. Dantec, Villa Vortex, Gallimard, La Noire, 2003, 823 p
ISBN : 2-07-075244-5

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