Hasta la victoria Quickly

Une avant-critique de Tremblement de terre et autres complications de Frédéric Bourtayre par Stig Legrand.

Le 25 août 2005, à 15h30, papy Vernon survole un champ californien à bord de son coucou sulfateur quand tout à coup, la terre s'ouvre. Une main sur les commandes et l'oeil rivé à l'écran de son caméscope, le vieillard va filmer le scoop que s'arracheront toutes les chaînes de télé internationales: le big one, l'apocalypse selon San Francisco, le tremblement de terre qui dévaste la Californie ! 8,5 sur l'échelle de Richter, le séisme va durer plus d'une heure laissant dans son sillage villes ravagées, centrales nucléaires en fusion et presque trois millions de morts. Arraché au continent, ce qui reste de la patrie du Grateful Dead et de la Silicon Valley brûle au large des côtes. Le monde est en état de choc.

Le plus grand hold-up de l'histoire


Sur toutes les places boursières, c'est la panique. Pendant quelques minutes les actionnaires n'ont qu'un mot à la bouche: vendre ! Liquider immédiatement tout ce qui porte le label californien !
Trois des hommes les plus puissants de la planète mettent à profit cet instant de flottement pour rafler l'ensemble de ce patrimoine ruiné. Trop heureux de cette opportunité de se dégager économiquement de l'Etat-Nation, le C.R.C., triumvirat composé de William Doors, chairman de MicroSystem, Carl Meisner, chairman de Drink-Cola et Irvin Desmond, président du fond de pensions Prevent Life, achète ! Acculés par le manque de fonds nécessaires à la prise en charge de la catastrophe, les Etats-Unis n'ont d'autre solution que d'octroyer une concession de 99 ans au tout nouveau Comité du Renouveau Californien avec Desmond au poste de gouverneur provisoire en échange de 500 milliards de dollars.

La catastrophe naturelle comme support de marketing direct


C'est John Walace, 33 ans, ambitieux avocat spécialisé dans les droits d'auteurs, qui relate les faits dans son journal. Mandaté par le puissant William Doors, il est tout d'abord chargé d'un audit sur les productions media californiennes, dans le but de prendre le contrôle de la denrée la plus précieuse: l'information. Sans états d'âme, il organise l'O.P.A. avec zèle, car chez MicroSystem, la moindre compassion pour autrui relève de la faute professionnelle.
En Nouvelle Californie, exit la démocratie, place au nouveau gouvernement du Marché ! La philosophie du C.R.C. est simple : ultra-libéralisme sur fond de monopole global. Face aux institutions mondiales et autres O.N.U, leur combat est gagné d'avance. Le consortium ne fait qu'appliquer jusqu'au bout les principes qui ont toujours sous-tendu le capitalisme. Et qui d'autre s'occuperait mieux de la reconstruction ?

Ce n'est pas forcément l'avis des survivants de la catastrophe, mais qui le saura ? Sur l'île de Californie, les réfugiés sont facilement pris en main par quelques régiments d'élite de l'armée russe, barbouzes à la solde du C.R.C., dont les méthodes tout en douceur leur ont valu le surnom des "Doryphores de Grosny". Evacuation des inutiles, compteurs Geiger qui s'affolent, mer gonflée de cadavres, ça vous tue un prime time ! Non, les images des ruines méritent un as de la post-production, et le C.R.C. dispose des meilleurs experts de la manipulation média. Des animaux sauvages rescapés du Yosemite Park, ils obtiendront une fortune sur les séries animées et les peluches, des enfants radioactifs triés par les plus grandes agences de casting, ils tireront un sourire télégénique ! Séquence émotion garantie par Robert Roberts, présentateur star du JT qui n'a rien à envier à Max Headroom.
Le C.R.C. a désormais toute latitude pour concrétiser sa version du rêve américain.
Mais après le tremblement de terre, viendront les autres complications… Avec trois requins nageant dans les mêmes eaux territoriales, la question est : de qui viendra le coup tordu ? Et le sang remontera-t-il à la surface ?

La fiction précède tout juste la réalité

A trois ans dans le futur, ce roman maquille la réalité en fiction pour tracer avec talent le portrait d'un modèle de civilisation vers lequel se dirige le monde trop occupé à regarder la télévision. Révéler ce que pourrait faire les gens les plus puissants du monde si l'envie leur en prenait c'est un bon reality check. La réflexion peut alors continuer sur ce qui est en train de se passer, et qui passe inaperçu car il manque le catalyseur électrochoc : la catastrophe. Et quand advient un coup de théâtre, qui nous apporte les images ? Etes-vous sûr de votre télévision ? Contrôle des médias et des moyens de diffusion, ça commence à ressembler à Universal-Vivendi, toute proportion gardée, au risque de les vexer.

J'en ai rêvé, ça va être fait, vous allez payer

Est-ce facile pour les hommes, et dans ce cas précis, les cadres dirigeants des trusts, d'abandonner leur âme à une marque ? Comme le dénonce brillamment Naomi Klein dans "No Logo", ce n'est plus le produit qui fait le succès d'une marque, c'est la valeur symbolique que lui prête le public, c'est ce que véhicule son âme. Les marques veulent devenir humaines, ce sont des stars qui veulent un public, et qui sont poussées par un besoin d'expansion, de contrôle et d'implantation. Rares sont les marques qui ont la bonne étoile de naître avec une âme, toutes les autres doivent s'emparer de l'énergie des individus pour survivre. Des personnages comme William Doors ou John Walace, bipèdes au bio-encéphale développé et au pouce préhensile installés au sommet de la chaîne alimentaire, ont porté une marque le C.R.C. jusqu'à la position de monopole planétaire suprême, tout simplement en suivant la logique du marché, et en lui abandonnant une part de leur humanité. Subsiste leur ambition, leur illusion de gloire et d'éternité, leur manque de culture, leur faiblesse.

"Le medium est le message" dit Marshall Mac Luhan
"Le message est le medium" répond Tom Koch.


Quel meilleur moyen pour les marques de s'implanter au coeur de la société, que de diffuser leur message en le formatant en fonction du public ciblé. Pour cela, elles sont prêtes à fournir aux populations les outils les plus désirables : une information sexy dans l'écrin du matériel le plus high-tech en matière de communication, installé gratuitement chez vous, jusqu'à ce qu'il se fonde dans l'environnement et devienne naturel. Dans chaque foyer reconstruit de la nouvelle Californie, il y a forcément un téléviseur au logo du C.R.C. Et quand l'habitude est intégrée, transformer l'offre en service payant, c'est le comble de la réussite : transfusion directe d'énergie humaine dans le système sous la forme d'argent. Les moins puissants payent pour appartenir à une marque, pour l'endosser et s'en servir comme identité. Ironie.

Norman Spinrad ou Jim Profit

Comme Norman Spinrad, Frédéric Bourtayre explore le thème du pouvoir. Manipulation, corruption de l'information, évoquées par Spinrad dans Jack Barron et l'Eternité, Les années fléaux, ou En direct, dont les personnages sont en proie au doute, ou incarnent des rebelles en lutte contre les média souverains. Mais l'auteur du conte Tremblement de terre et autres complications se pose en observateur carrément plus cynique : il nous invite à la curée avec les puissants, nous montre les rouages du pire des systèmes sans offrir le confort d'une alternative… Reste l'humour, car quand tout est pourri, mieux vaut mourir de rire.

Stig Legrand 2002

Tremblement de terre et autres complications, Frédéric Bourtayre, 2002

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