Transgression

Eté 92 au Pakistan, dans ce "Pays des purs" qui en moins de cinquante ans a connu la guerre, une série de coups d'états militaire, des conflits intercommunautaires, des déplacements de population, et qui 'bénéficie' d'une situation géopolitique propice au chaos.

Dia est une jeune fille moderne, vive et intelligente dont les idéaux et ambitions s'avèrent en décalage avec la société qui l'entoure et dont elle est plus la victime que le produit.

Sa mère est atypique : elle dirige une entreprise de soieries et a élevé sa fille parmi les cocons sans jamais en tisser un autour d'elle.

Même si ce n'est pas tous les jours facile d'être une femme d'affaires dans un monde où la place traditionnelle de la femme est dans l'ombre du foyer, la mère de Dia a construit un petit empire raffiné et humain au cœur de cet univers masculin, hostile à toute initiative.

Et au pays des mariages arrangés, Riffat a toujours soutenu à sa fille qu'on doit se marier par amour et non pour contenter les aînés. Quoi qu'il en soit, Dia est bien loin de rêver à l'amour, c'est plutôt le meurtre de son père et la crise affective navrante que traverse sa meilleure amie qui lui perturbe la tête.

Quand l'appel du muezzin s'éteint..."Le crépuscule fourmille d'activité. Des chats traversent les sentiers en feulant; les yeux d'un caméléon luisent comme un diamant noir; une voiture klaxonne devant une grille. Puis l'obscurité tombe, la voiture rentre en grondant dans son antre et tout s'immobilise un instant."

Daanish étudie depuis trois ans aux Etats-Unis pour être journaliste. Pendant la guerre du Golfe, il a perdu quelques illusions en constatant le mutisme qui s'emparait de ses professeurs pour commenter ce conflit. Il réalise qu'au Pakistan, un journaliste risque de se faire briser le cou, aux Etats-Unis, briser l'esprit. Son père, médecin qui regrettait l'orientation des études de son fils, vient de décéder, rappelant du même coup Daanish à Karachi.

Le retour est difficile : le décalage entre ce qu'il est devenu et ce qu'on attend de lui est insupportable ; la douleur de l'absence de son père lui tord les tripes ; les retrouvailles douces-amères avec Anu, sa mère, complexe, pieuse et névrotique qui insiste pour le marier...
Inch Allah…

"Ici nous avons beaucoup de restrictions mais peu de règles, là-bas c'est le contraire. Il y a peu de restrictions mais beaucoup de règles."

De la mort à la naissance

C'est la mort de leurs parents qui rapproche Daanish et Dia, mais le deuil est parfois entouré de jeunes filles malicieuses en soieries délicates et d'éclats de rire. Pourquoi s'aimer dans cette ville terrible où les filles se déplacent d'un quartier à l'autre sous escorte armée ? Quel étrange rapport à la féminité est celui d'une société sous la sharia où les filles sont soit des proies soit la propriété d'un parent mâle ?

Daanish cherche sa sale vérité dans la profession de journaliste, mais sa vie personnelle est plus nuancée de contradictions. Dia est le produit d'un pays où la conscience de soi est un réflexe de survie. Où l'on juge de la valeur d'une femme à sa réputation et c'est ce qu'elle ose transgresser.

C'est aussi l'histoire misérable de Salaamat, qui passe de l'atelier de peinture où il rêve de décorer les flancs de ces fantastiques bus bariolés, qui sillonnent toutes couleurs dehors les rues de nombre de villes asiatiques, à un camp en pleine cambrousse, avec des combattants de la liberté qui pillent et torturent les malchanceux sous l'alibi de la juste bataille pour un Sindh libre. Dans un pays pareil, ils ne peuvent jamais vraiment oublier où ils sont. Ils vivent dans un pays qui est une foutue pissotière : qui n'a pas pissé dedans ?

"Ce que nous sommes et ce que nous devenons dépend entièrement de la géographie."

Uzma Aslam Khan excelle à écrire la cohue bigarrée des famille pakistanaises, à tisser des histoires d'une finesse et d'une solidité qui rivalisent avec la soie des vers de Dia, à insuffler vie à des personnages profonds et complexes qui collectionnent des coquillages et guettent l'accouplement des imagos. Sa plume se fait napalm quand elle écrit la torture et la sauvagerie des bourreaux, la violence sans limite qui fait désespérer de l'homme.

C'est le roman du Pakistan comme l'annonce la quatrième de couverture.


Stig Legrand 2004

Uzma Aslam Khan, "Transgressions", Editions Philippe Picquier, 2004, 542 pages;
21 Euros ISBN : 2877307077 .

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