Survivor

«Les livres ne parlent jamais de ce que l’on suppose. En fait, Survivor traite de notre système d’éducation, car j’ai l’impression que bien souvent, les enfants sont formés et encouragés à devenir les meilleurs rouages possibles de la grande machine commerciale. On ne leur apprend pas qu’ils peuvent fonder leur propre société afin de créer et prendre en main leur vie. On se contente d’en faire de bons employés, on leur apprend à s’intégrer.» Chuck Palahniuk

Après la branlée magistrale flanquée aux esprits cinéphiles par Fight Club le film, les fans de Palahniuk spéculent avec passion sur le potentiel de Survivor comme nouveau blockbuster. Comme je les comprends ! Et ils ne sont pas les seuls ! Le script serait écrit, Fox serait sur le coup, Nicole Kidman et Madonna seraient en lice pour incarner Fertility Hollis, et il y aurait du NIN et du Marylin Manson dans la future bande-son. Rien de grave à laisser galoper son imagination. Encore une fois, il n’y a pas de place pour l’ordinaire dans le roman de Chuck Palahniuk. Protagonistes torturés qui en redemandent, autopsie sans pitié des idéaux tordus d’un culte marginal, satire au vitriol d’une société obsédée par la célébrité dont le dogme pourrait se résumer à cette constatation : «La différence entre un suicide et un martyr, c’est la couverture médiatique.» Cynisme, innocence perdue, manipulation, croyez bien que vous aussi finirez tordus par un rire jouissif face au miroir inexorablement tendu au monde, le mien, le vôtre.

S’envoyer en l’air pour toujours

Fendant les airs à bord d’un 747 sur pilote automatique, Tender Branson, seul passager à bord, ouvre le chapitre 47 du récit de sa vie sous la plume apocalyptique de l’auteur le plus dérangé de sa génération. Condamné d’avance, le narrateur livre un compte rendu détaché à la boîte noire du Boeing qu’il vient de détourner. Dernier survivant de la secte millénariste des Creedish, Tender Branson n’a plus qu’un but : tenter d’assimiler ce destin extraordinaire et livrer au monde un testament sans fard avant le crash inéluctable quelque part dans le bush australien. Pas la peine d’attacher votre ceinture, vous entamez votre descente vers l’altitude zéro et le suicide le plus spectaculaire de tous les temps.

Pas de stress outre mesure dans sa voix, plutôt une sorte de soulagement. Réconfort de voir le bout du tourbillon mondain qui l’a porté jusqu’aux épuisants sommets de la célébrité depuis le suicide programmé de l’avant-dernier membre de la secte… Délivrance d’accomplir enfin l’acte suprême vers lequel le pousse toute son éducation spirituelle : rejoindre les siens dans les bras de Dieu… Ou alors, ce besoin aussi ironique que primordial animant l’être humain : si le vivant est en flux perpétuel, la seule façon de terminer vraiment quoi que ce soit serait la mort.

Kool-Aid anyone ?

Jonestown, Heaven’s Gates, Waco, Ordre du Temple Solaire… La communauté Creedish ne décroche pas forcément la palme de l’originalité dans sa méthode d’extermination des fidèles, mais elle a cette particularité de voir le processus se poursuivre de lui-même après le massacre du gros des troupes : dans toute l’Amérique, les adeptes tombent les uns après les autres, et ce malgré le programme de protection des survivants mis en place par le gouvernement. Tender Branson, conformément au prénom symptomatique du destin de tous les fils cadets nés en territoire Creedish, a passé sa vie comme employé de maison depuis ses dix-sept ans. Humble domestique, obéissant et solitaire, il est maître dans l’art de dissimuler ses déviances. Qui parmi les désespérés suspendus au téléphone pour un ultime S.O.S pourrait soupçonner l’état mental de leur interlocuteur avant le coup de grâce ? C’est pourtant la mort que distribue Tender Branson à travers sa hotline du dernier espoir, seule solution logique et distrayante aux pathétiques problèmes de ses contemporains. «Cendres, tu redeviendras cendres, poussière, tu redeviendras poussière, c’est la base du recyclage.»

A l’insu de son plein gré

Et c’est par cette voie détournée que son chemin croise celui de Fertility Hollis, mystérieuse jeune femme dont les prophéties se réalisent toujours. «Elle est l’œil blasé du cyclone que forme le monde autour d’elle.» Rien ne peut la surprendre, même pas l’ironie du destin qui va transformer Branson en nouveau messie médiatique, esclave du culte de la personnalité. Entre les mains habiles de son agent, l’ancienne victime du lavage de cerveau Creedish se perd de plus en plus profond dans le gouffre de la duplicité humaine. Gravissant sans espoir les marches infinies du step-master pour atteindre les sommets de la gloire, ânonnant sur les ondes les réponses formatées du prompter, les veines gonflées du dernier cocktail stéroïdes-amphétamines, dédicaçant des millions d’exemplaires de la nouvelle Bible du ridicule, Tender Branson prie pour vous aider à perdre du poids ou retarder votre calvitie, pour déclencher votre érection ou pour vous trouver une place de parking.

Après vous être tour à tour, apitoyé, payé la tête, et énervé contre Tender Branson, vous devriez finir par le rejoindre sur le terrain vague des interrogations existentielles, coincé entre le destin et le libre arbitre, confronté aux terreurs finales du déprogrammé. Puis si vous n’avez pas triché, au bout il y aura peut-être la liberté, ou peut-être un dernier coup de vice de ce nihiliste de Chuck Palahniuk…

Stig Legrand 2002

Chuck Palahniuk, Survivor, Vintage Random House, 2000, 289 p.

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