Snakes & Earrings


Le millésime 2005 de la Lolita s’appelle Lui (en hommage à Louis Vuitton !) et elle bat le bitume Tokyoïte entre deux piercings en voie de cicatrisation. Toute innocence, la jouvencelle déclenche les passions violentes de soupirants égarés et sadiques, dans l’univers underground du body art japonais. Entre plaisir et douleur, Lui va sombrer dans le vide d’une existence destructrice, héritage direct du «No Future» de fin de millénaire, devenu vertigineux «No Present».

Jusqu’à la soirée de sa rencontre avec Ama dans un club techno, Lui était une jolie Barbie-girl tendance alternative dont les lobes d’oreilles étirés s’ornaient de bijoux tribaux somme toute assez classiques. Ama n’était qu’un petit punk japonais comme tant d’autres, sauf qu’il pratiquait les modifications corporelles depuis pas mal de temps, et venait justement de finir de fendre sa langue en deux au scalpel. Cette langue bifide qu’il exhibait avec un naturel blasé fascina Lui, et ils engagèrent la conversation sur les méthodes permettant d’aboutir à ce résultat

Le lendemain, après avoir dormi chez Ama, Lui l’escorte jusqu’à Desire, boutique de base pour pervers. Les murs du salon de tatouage/piercing annoncent la couleur à coup de gros plans sur des vulves aux lèvres pendues d’anneaux et de scrotums cloutés. Ils sont accueillis par Shiba, maître des lieux, crâne rasé sur lequel se love un dragon, expression voilée derrière une poignée de piercings. Légèrement angoissée, Lui est venue se faire percer la langue. Lorsque Shiba la lui perfore d’une main professionnelle, les bras de Lui se couvrent de chair de poule, l’espace d’un instant ses entrailles se serrent comme sous un choc électrique. Douleur et excitation. Shiba, qui assume tout à fait ses tendances sadiques, s’intéresse de plus en plus à Lui, cette gamine au corps fragile qui semble savoir supporter la souffrance.

«Looking at your face gets the sadist in me all revved up.»
«Well. I’m a masochist, so perhaps I’m giving off that kind of vibe.» I said.
Shiba-san stood up and finally looked me in the eyes with great tenderness as if he was looking at a puppy. He leaned forward to bring his eyes level with mine, pushed up my chin with his thin fingers, and smiled. «I’d just love to stab this neck with a needle,» he said, looking as if he would burst out laughing any second.
«Sounds like you’re more of a savage than a sadist,» I said.

Voici les trois protagonistes principaux de ce court roman, écrit à la première personne par Lui, femme-enfant à la dérive, dans un monde underground qui n’est pas moins terrible que celui que fréquentent ceux qui restent à la surface. Violence, alcool, drogue, sexe et meurtre ne sont que les symptômes visibles d’une aliénation existentielle, qui touche ces jeunes gens exigeants plus de la vie que les rapports sociaux sécurisés du commun des mortels. Que peut offrir le Japon post explosion économique, post idéal, à cette génération ?

Elle n’a même pas vingt ans, et se pose des questions immédiates comme de savoir qui elle choisirait pour la tuer si elle décidait de mourir. L’amitié, l’amour, le désir, la mort, ces ressorts de l’existence se tordent dans un ciel urbain vide de sens, puis se déposent sur les corps épuisés comme des cicatrices, qui en forme de dragon aveugle, qui en forme de kirin... Impossible de connecter sensations et sentiments, la seule émotion non-anesthésiée est la conscience de l’inéluctabilité de sa propre autodestruction esthétique. Finalement, ils ne savent rien les uns des autres, et se gravent dans le corps le peu qu’ils connaissent d’eux-mêmes pour ne pas l’oublier.

Best-seller international, ce premier roman d’Hitomi Kanehara -qui vient aussi d’avoir vingt ans et ressemble fort à son personnage- a reçu le prix littéraire Akutagawa 2004 (remporté en 2000 par Machida Ko pour «Shreds» et en 76 par Murakami Ryu pour «Bleu presque transparent»).

Site du roman "Snakes & Earrings"
Liste des lauréats du Prix Akutagawa
Interview du traducteur, David James Karashima

Stig Legrand - Juin 2005

Hitomi Kanehara, « Snakes & Earrings »
A Vintage Original, mai 2005, 118 pages; 11.40 Euros ISBN : 0-09948367X
Titre original : Hebi ni Piasu – Traduction : David James Karashima
Edition Dutton Books, Relié 128 pages, 15,39 Euros ISBN : 0525948899

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