Shanghai Baby

Celle par qui le scandale arrive

A voir les mesures prises à l’encontre de son livre par les autorités chinoises, on pourrait imaginer Zhou Wei Hui comme une sorte d’hybride de Larry Flint et d’Howard Stern au féminin !

Après un démarrage en flèche avec 80.000 ventes, l’auteur, dénoncée comme "décadente, débauchée et esclave de la culture occidentale" est accusée de pornographie.

40.000 exemplaires du roman sont saisis pour être brûlés, mais cet autodafé enflamme les réactions du public, démultipliant le lectorat de la jeune écrivain.

Réponse ironique et moderne à la censure, une version pirate continue de s’arracher à la sortie des discothèques asiatiques tandis que l’original en chinois est disponible sur internet.

Symptomatique du décalage entre les valeurs du peuple chinois et celles des lecteurs occidentaux, le choc attendu n’est pas au rendez-vous. Ceux qui s’attendaient à un pamphlet politique ou à un ouvrage sulfureux risquent bien d’être déçus : il s’agit là ni plus ni moins d’une histoire tendre, sombre et sexy vécue par une jeune femme de la génération X, qui aurait pu s’écrire sous diverses latitudes urbaines de cette fin de millénaire, si ce n’était la présence humide, sensuelle et incontournable de Shanghai dans le sang des personnages. Shanghai, une ville obsédée par le plaisir qui puise ses nouveaux aphrodisiaques dans les icônes importées d’occident.

Rêveurs intemporels d’une métropole moderne

Qualifiée par son auteur de semi-autobiographie, Shanghai Baby met en scène Nikki, alias Coco, une jeune femme qui travaille dans un bar tout en écrivant son premier roman. Diplômée en lettres de l’Université de Fudan, Coco, qui a choisi ce pseudonyme en référence à Coco Chanel, a déjà publié un recueil de nouvelles. Fascinée par la vague beat de la culture américaine, ses références littéraires sinuent d’Henry Miller à Dylan Thomas, vrillent autour de Kerouac et se lovent au pieds d’Allen Ginsberg. La nuit venue, elle se glisse dans sa tenue noire de ninja post moderne, saisit son sac à main panthère pour flotter sereinement d’expos branchées en soirées tendance.

Elle partage sa vie et le désordre d’un petit appartement avec Tian Tian, jeune peintre fragile à la peau aussi douce que celle d’un dauphin. Il peint, elle écrit : source d’inspiration mutuelle, leur relation basée sur les caresses, plus spirituelle que charnelle, tisse autour d’eux un cocon amoureux mais instable. Chaste et tragique Tian Tian obsédé par la mort, est incapable de pénétrer Coco. Blocage psychologique ou impuissance physique, le résultat est là : la douceur incomparable de leur amour porte les germes de l’insatisfaction. Allongée à ses côtés, Coco fait jouer ses doigts au creux des volutes de son corps, déjà à moitié coupable. D’insatisfaction à trahison, le pas est franchi en la personne de Mark, viril businessman au physique aryen qui, du statut de jouet sexuel, évolue peu à peu vers le rôle d’amant avec sa cohorte de complications. Trop vulnérable pour le monde, Tian Tian se replie sans surprise dans la matrice vénéneuse de la morphine, seule maîtresse possible.

Love will tear us apart again…

Comment l’amour platonique et l’amour physique coexistent-ils quand ils s’incarnent dans deux individus ? Coco explore des pistes différentes avec ces deux hommes, lutte avec ses pulsions, se rebelle contre l’inéluctable. Le destin de Tian Tian est-il vraiment d’être brisé, la confiance absolue qu’il lui porte peut-elle se transformer en piège ? Déchirée, elle revient avec constance à la page blanche pour y déverser l’encre de son expérience, l’esprit prenant corps dans les mots et le corps se vidant jusqu’au sommeil sur une berceuse de Portishead. Qu’elle discute mariage avec sa cousine fraîchement divorcée, ou qu’elle laisse vagabonder ses phantasmes des lèvres asiatiques d’une danseuse groove à la beauté laiteuse des touristes occidentales, Coco reste une toute jeune femme dont les désirs contradictoires ne parviennent pas à éclipser la profondeur des sentiments.

Me and my friends

Autour de ce noyau d’électrons libres gravite toute une galaxie d’amis, dont les trajectoires se coupent et s’intersectent sous des angles surprenants. Si on extrait une séquence de quelques secondes de leur univers, on obtiendra peut-être l’essence même de Shanghai 2000 : Extravagante Madonna, ex-reine de la pègre, et son chapelet d’anciens amants… Flying Apple, styliste bisexuel, enroulé dans un sarong de cuir… Classique Zhu Sha et post-punk Ah Dick, Shamir, réalisatrice allemande de films d’avant-garde, Spider le hacker, et les autres, connections artistiques d’un ensemble cohérent.

Réussi le pari de Wei Hui, son roman m’a émue, me pousse même au voyage. Sur la carte psychique du monde, Shanghai se rapproche de notre culture, parée des références underground d’une Amérique des années 60. Là-bas, une romancière indépendante à l’écriture directe, amusante, poétique et sensuelle peut encore être inculpée de corrompre la jeunesse chinoise, mais ses incriminateurs se révèlent «des vieillards qui ne supportent pas de voir une jeune et jolie femme écrire aussi calmement sur le sexe.» Loin des problématiques de la Chine, loin des implications politiques, Coco et sa tribu jaillissent comme des bulles enivrantes et fragiles vouées à éclater dans la veine sclérosée du vieil Orient.

Stig Legrand 2002

Wei Hui, Shanghai Baby, Simon & Schusters Pocket Books, VO, 2001, 258 p.

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