Les refuges de pierre

Lorsqu’on constate l’ampleur du phénomène autour de la série des Enfants de la terre, on se rend compte de l’énorme pression qui pèse sur ce fameux cinquième tome.

Depuis près de douze ans, trente quatre millions de lecteurs espèrent le retour d’Ayla et Jondalar, le couple de voyageurs quittés à la fin du volume précédent, Le grand voyage, qui les a conduits à travers l’Europe.

Les refuges de pierre serait forcément un best-seller. Et le 30 avril 2002, pour la première fois, Jean M. Auel publie simultanément en vingt huit langues différentes ! Folie dans les forums de fans, livre du mois sur plusieurs sites, tout le monde se rue dessus !

Préhistoire d’une lecture

J’ai lu Le Clan de la caverne de l’ours en version originale en 1979, avec un peu de retard sur sa sortie. Voici comment je suis tombée sous le charme d’Ayla : isolée en Suède, dans un chalet au bord d’un lac, sans électricité, voisins, ni eau courante, j’ai tout de suite ressenti une affinité pour l’héroïne, une fillette du pléistocène qui partageait avec moi des atomes crochus et certaines conditions de vie. Les perspectives humaines de la fin de l’ère quaternaire me semblaient intéressantes, en double décalage avec la société actuelle et ma situation de rupture avec celle-ci. Et surtout, c’était une excellente histoire. Tout commençait par une enfant perdue et blessée, recueillie par la guérisseuse de la tribu du Clan de l’Ours des Cavernes, le vieux peuple des Néandertaliens, alors que la petite était d’une race différente, de ceux qu’on appelait Les Autres, une Cromagnon. Rassurez-vous, vous qui ne l’avez pas encore lu, je ne vais pas déflorer cette saga, riche en péripéties, en émotion, en découverte culturelle, parfois même assez torride ! Pour s’évader dans la préhistoire, rien ne vaut de suivre la progression de l’attachante Ayla. La regarder grandir… Perdre en innocence… Gagner en sagesse… Confronter son totem… Eprouver l’amour… Se construire un monde… Retrouver son peuple… Les grandes étapes de l’évolution se voient personnalisées et humanisées sous les traits d’Ayla, jeune femme moderne, qui amène le progrès à une civilisation réceptive. Les caractéristiques qui la rendent unique, ce sont cet état d’esprit si ingénieux et cette imagination débordante qui lui ont permis de survivre.


Trop encyclopédique ?

Riches en descriptions suffisamment détaillées pour chatouiller la fibre de l’expertise chez les paléontologues, anthropologues et ethnologues, la saga des Enfants de la Terre n’a cessé de s’améliorer quant à l’exactitude des faits avancés par l’auteur. C’est d’ailleurs l’un des reproches les plus fréquents sur les forums dédiés aux Refuges de pierre : dans ce roman, Jean M. Auel a concentré ses efforts sur une description exhaustive de l’environnement. Dès les premiers chapitres, le ton est donné, le lecteur colle au parcours d’Ayla et Jondalar, à tel point que chacun devrait savoir se rendre dans toutes les grottes des environs sans se perdre avant la moitié du roman. Ces longues représentations de lieux, des différentes essences d’arbres à la configuration du terrain, de l’observation patiente des animaux à la composition chimique des rochers (je rigole !), sont instructifs mais entravent quelque peu le récit. Il faut cependant leur accorder l’avantage de bien planter le décor…

Cocooning dans la caverne

Nous sommes en Dordogne, plus précisément dans la région des Eyzies. C’est là que sont établis les Zelandoni, le peuple de Jondalar. Ayla est arrivée à destination… Dans ce camp de l’âge de pierre, la compagne de Jondalar va rencontrer les membres de la tribu dans laquelle ils envisagent de s’établir. Où qu’elle aille, Ayla a toujours été différente. Comment la communauté Zelandoni va-t-elle accueillir ses talents étranges, son accent exotique, sa franchise aussi désarmante que dérangeante ? Le rythme du récit ralentit alors pour laisser le temps à la jeune femme et au peuple Zelandoni d’apprendre à se connaître. Accompagné d’un loup au comportement qui semble surnaturel et de deux chevaux, le couple ne laisse personne indifférent. Crainte, fascination, jalousie, les voyageurs suscitent d’abord l’attention. De son côté, Ayla est captivée par le mode de vie des Zelandoni et par leur culture. Elle qui apporte de nouveaux savoirs-faire, comme l’utilisation du silex, certaines méthodes de chasse et surtout la notion inédite de domestication des animaux, admire les splendides grottes ornées de peintures rupestres, l’ébauche d’un système mathématique, les particularités de l’artisanat local.

Remarquée pour ses connaissances en botanique et son charisme par l’imposante doniate de la tribu, Ayla s’en fera-t-elle une amie ? Toujours aussi attentive aux autres, Ayla gagne le respect de la plupart des membres de la tribu. Lors des Matrimoniales du Rassemblement d’Eté, elle doit s’unir à Jondalar et confirmer sa place dans la communauté de la Neuvième Caverne. Honorée par Doni, elle porte un enfant qui la comblera certainement de bonheur… Mais son avenir peut-il s’avérer moins compliqué que son passé? Ayla ne découvrira son véritable rôle dans la destinée des Zelandoni qu’en acceptant de répondre à sa vocation intérieure.

Quelques sagaies pour Jean M. Auel

Autre critique beaucoup plus flagrante dans Les refuges de pierre que dans les précédents volumes, des répétitions fastidieuses alourdissent le récit. Les Zelandoni portent tous une liste de titres impressionnante, et chaque rencontre est une occasion de les réciter. Imaginez aussi qu’Ayla présentera Loup à bon nombre de personnages, dans les mêmes termes, avec des réactions sensiblement identiques, chacun finissant par se laisser renifler la main ou lui grattant gentiment l’oreille. Enfin, peut-être que les onze ans nécessaires à l’écriture de ce roman ont gommé quelques détails dans la mémoire de Jean M. Auel, car le lecteur de la première heure relèvera quelques incohérences, la plus marquante étant l’attitude modérée du peuple Zelandoni vis-à-vis des idées révolutionnaires d’Ayla sur le Clan. Tout au long des précédents tomes, les réactions exacerbées de Jondalar laissaient présager d’une confrontation explosive. De même, qui aurait cru qu’Ayla serait capable de passer sous silence l’existence de Durc, ou de supporter sans broncher le terme «abomination» ? Peut-être a-t-elle tout simplement mûri…

Pour ne pas sortir frustré des Refuges de pierre, on peut le considérer comme un gué vers le roman suivant. Presque 650 pages d’exploration de la culture Zelandoni, voilà qui devrait nous laisser des bases plus que sérieuses pour aborder les prochaines aventures d’Ayla et de Jondalar. Espérons qu’il ne faudra pas une nouvelle décennie pour les obtenir !

Stig Legrand 2002

Jean M. Auel, Les refuges de pierre, tome 5 «Les Enfants de la terre»,
Presses de la Cité, 2002, 647 p.

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