Des raves à la réalité

Des sounds systems saisis, des DJ’s menottés, des organisateurs en garde à vue… L’ambiance estivale s’annonce dangereuse pour les teufeurs.

Avant de se pencher sur l’éventuel déroulement du prochain Teknival, de proposer une définition des idéaux de la free party, d’analyser les raisons et les torts de chacun, de constater les conséquences de l’application du décret Vaillant, il y a plus urgent : les premiers procès sont à l’ordre du jour. Sachez que les sons Oxyde, Latitanz (LTZ) et Kamikaze seront jugés mardi 25 juin à Rennes, et qu’une manifestation déclarée et pacifique aura lieu à 15h devant le Palais de Justice. Pour cette "Freeparty Lawsuit", il faudra être nombreux et faire preuve d’imagination et de détermination dans la transmission du message : volonté de paix et de respect pour la tribu des ravers.

 

Jeudi 13 juin viennent s’ajouter des perquisitions, des saisies de documents et de matériel informatique, aux domiciles de personnalités du mouvement free, Alan B. et Alex P., qui se trouvent maintenant sous contrôle judiciaire après leur gardes à vue. Ils ont interdiction de se rencontrer, interdiction d’implication dans la musique techno, ni de participer en quelque manière que ce soit à des débats politiques portant sur le Teknival ou les raves pour une période de trois mois. Aujourd’hui dimanche 16, jour d’élections législatives, si le bleu gendarme déferle sur la France, il faut s’attendre à un durcissement encore plus flagrant.

Comme les charges portent essentiellement sur la présence de drogues dans certains Teknivals, il va falloir réfléchir honnêtement au problème. Mais trouver un compromis avec les pouvoirs en place sera-t-il possible ? On peut s’inquiéter quand on apprend la remise en cause totale des accords passés entre le ministre de l’intérieur précédent et les médiateurs du Teknival, notamment sur "l’engagement de bonnes pratiques". Il s’agit d’une chasse aux sorcières en bonne et due forme, les choses devraient être difficiles pendant quelques mois si des solutions originales ne sont pas mises en place.

Quand il s’agit de s’éclater sur les Teknivals, on trouve facilement 15 000 à 30 000 personnes, alors considérez qu’il est temps qu’elles se sentent concernées. C’est l’avenir des sons en Europe qui se jouera le 25 juin avec le sort des français d’Oxyde, des italiens de LTZ, et de Kamikaze. Si vous voulez qu’ils continuent à jouer, faites jouer votre solidarité. Pour que la vague de répression se brise contre le mur du son, c’est le moment de soutenir intelligemment ceux qui se retrouvent au premier plan.

La montée en puissance

Petit retour en arrière pour se remettre en mémoire l’historique tumultueux de ce mouvement culturel et artistique, actif depuis plus de dix ans dans l’hexagone. Les raves débarquent de Grande Bretagne avec les sounds systems anglais fuyant les effets du Criminal Justice Act, loi répressive votée sous Margaret Thatcher. Les raves trance de Rackam s’installent alors sous les arbres le temps d’une nuit pour vénérer Gaïa sous sa forme phonique. Des sound systems mutants comme Spiral Tribe réveillent le public français en les attirant en pleine campagne, sur des sites improvisés, pour célébrer des aspects de l’expérience humaine qu’on ne découvre pas sur MTV.

Tel un OVNI piloté par le Network 23 (avatar de Spiral Tribe), le premier Teknival se pose dans un champs près de Beauvais en 93. Un festival de sons techno, de performers et une foule d’environ 300 danseurs en transe, des vagues d’énergie déferlant à des kilomètres à la ronde, hors du temps. Sur un mode encore clandestin, le phénomène se reproduit tous les ans : dès les beaux jours, les premières petites free parties en plein air investissent pour quelques heures ou quelques jours, les bois, les champs, les carrières, les terrains militaires désaffectés, toujours en quête d’endroits suffisamment isolés pour éviter d’attirer l’attention de riverains interloqués ou minimiser les confrontations avec les forces de l’ordre…

Imaginez des jeunes de la tribu techno égarés aux portes de Paris aux alentours de minuit, des directives incompréhensibles bafouillées à toute vitesse sur un répondeur inaccessible notées tant bien que mal à la lueur d’une lampe de poche, des nuits entières à rouler vers des destinations imprécises, des parties de cache-cache entre les barrages de police et les chemins caillouteux, les camions embourbés dans les ornières, les portables qui sonnent dans le vide puis une ligne qui s’ouvre sur un son tellement puissant qu’on ne peut que s’arracher les cheveux d’être encore perdus dans la campagne tandis que la fête bat son plein, quelque part, plus loin… Imaginez maintenant que tout ceci ne vous laisse que des souvenirs extatiques car au bout, il y a… Des ondes de lumière positive, des tribus en liberté, unies devant des murs d’enceintes qui pulsent une techno inventive à plein volume! Un espace de liberté ouverts à tous les possibles! Vous comprenez pourquoi tout le monde en redemande ?!

Le mouvement techno se construit : sons de plus en plus puissants, flyers, infoline, convois de camions impressionnants, files de voitures garées sous les étoiles, sur des kilomètres de départementales perdues... Avec des sound systems reconnus comme Heretiks, Interlope, Teknocrates, Mas i Mas, Öko System, Mohican Tribe et bien d’autres, le son free gagne ses lettres de noblesse. En dix ans, le Teknival passe de 300 participants à 30 000, fédère plus de 50 sons et se déplace dans plus de 12 pays. Il risque maintenant d’être victime de son succès…

Début mai 2001, le député RPR Mariani, profitant du projet de loi gouvernementale sur la sécurité quotidienne dépose son amendement autorisant la police à saisir le matériel, qui après avoir été rejeté par le Sénat fin mai car jugé anti-jeune, est ensuite officialisé par le décret d’application du ministre de l’intérieur socialiste Vaillant en 2002. Droite et gauche main dans la main pour briser les raves, ça fait froid dans le dos.

La résistance

Impliqué depuis le début dans la scène free, Alan B. d’UFO Sound System, est un peu le père spirituel des Teknivals en France. Son témoignage est éloquent quant à la motivation nécessaire pour faire évoluer le concept de ce festival et présente une facette inquiétante des rapports entre les autorités et les organisateurs : "… Sur les dix dernières années, les violences policières technophobes ne sont plus à prouver. Elles sont d’ailleurs souvent passées à la télévision. Par exemple, nous avons perdu cinq camions et trois voitures, incendiés par les forces de polices aux ordres de la préfecture de l’Essonne sans qu’aucune enquête ne soit déclenchée. J’ai deux fois été emprisonné pendant trois mois pour avoir refusé d’obéir aux ordres de la police qui me demandait d’arrêter de mixer. Ma famille et moi-même avons subi des pressions pour nous pousser à quitter le territoire français et mon fils aîné a même du abandonner sa carrière sportive au sein de l’équipe nationale d’aviron, car il a fallu quitter la région parisienne pour notre sécurité. Tout notre son et nos véhicules ont été saisis par le procureur pour une période de deux ans, puis finalement restitués après une longue bataille juridique au terme de laquelle quinze membres de notre groupe ont été relaxés de toute charges. Bien entendu, la police ou ce procureur n’ont pas été inquiétés d’avoir monté cette affaire de toutes pièces. Nous ne sommes pas dupes des abus des pouvoirs publics, et ça nous dégoûte. UFO Sound System est malgré tout activement impliqué depuis sept ans dans une médiation avec le gouvernement. Invités à établir une médiation sous la présidence de Jacques Chirac, nous cherchons à conserver le dialogue pour trouver des solutions car il est clair pour les sounds systems comme le nôtre que nous devons continuer. Nous avons assez d’expérience et de soutien pour nous fédérer face à la violence et l’injustice faites à un mouvement culturel et artistique." (ndlr : Ce témoignage ne devrait pas constituer une violation des termes du contrôle judiciaire d’Alan B. puisqu’il a été apporté avant sa garde à vue quand il avait encore le droit de s’exprimer.)

La fédération du mouvement pose pourtant problème. Faible nombre de manifestants lors des protestations qui ont suivi les grands rassemblements Parisien et Marseillais au début de l’été 2001, dépression devant l’inefficacité de communication des collectifs créés dans l’urgence (respect aux activistes anti-L663, aux prises de position du Réseau Voltaire, mais il faut constater que la loi est passée malgré tout), démotivation face à l’inertie des teufeurs de base quand la gauche avalise l’amendement par le décret Vaillant, embrouilles et divergences de points de vue que l’on peut encore constater aujourd’hui sur les forums techno, pessimisme face à la mauvaise foi des pouvoirs publics dans l’application de la nouvelle loi.

Zones d’autonomie très temporaire

Pour sa défense, il faut comprendre que la philosophie du mouvement free prône l’autonomie, la non-violence, l’indépendance et le respect de l’opinion de chacun, qu’elle ne se reconnaît aucun leader, ce qui est tout à son honneur. Difficile dans ces conditions d’organiser une réponse politique cohérente, de maîtriser le déroulement des free parties comptant plusieurs dizaines de milliers de jeunes, de contrôler une image déformée qui fascine les média et la presse grand public : ces raves, "supermarchés de la drogue", "zones de non-droit", et autres fantasmes qui ne reflètent qu’une vision bien pratique pour manipuler l’opinion.

Non qu’il n’y ait jamais de galères dans les frees : le marché de la drogue existe, les dérives sont inéluctables. Certains ravers le déplorent, d’autres l’apprécient et se scotchent un large sourire. Au lieu de nier les faits ou de les diaboliser, il serait temps de remettre sur le tapis l’idée de référendum sur la légalisation, d’un débat de société prenant sérieusement en compte l’avis d’individus à l’esprit ouvert, ayant à leur disposition les informations nécessaires, mais ça ne colle pas vraiment avec l’attitude sécuritaire qui gagne l’Europe en ce moment. Difficile de réaliser que ce qui était encore tout à fait envisageable il n´y a que quelques mois est devenu aujourd’hui une utopie pure et simple.

Il y a dans les Teknivals des gens qui ne sont pas là parce qu’ils se sentent proches du mouvement techno, ils se contentent de parasiter l’esprit libertaire de la free pour vendre leurs produits, et c’est à eux que devraient s’intéresser la justice, plutôt qu’aux organisateurs. La façon du gouvernement de traiter ce problème me semble quelque peu radicale : tuer un mouvement culturel, s’aliéner toute une partie de la jeunesse, et même de la population plutôt que de réfléchir calmement aux différentes possibilités…

Concernant les problèmes sanitaires et sécuritaires dont les frees sont accusées, l’autogestion s’organise avec les moyens du bord: tentative de responsabilisation des teufeurs par la distribution de sacs poubelle, nettoyage des lieux après la fête, prise de conscience de l’impact sur les riverains... Quant à gérer les dealers, les collectifs devraient évoquer le problème et examiner leurs propres solutions.

Quoi qu’il en soit, des associations de prévention comme Techno+ mettent gracieusement à disposition du public les moyens de gérer au mieux les risques liés à la consommation des produits disponibles. Distribution de brochures informatives, accueil et écoute, refuge du chill-out pour les moments difficiles ou même simplement pour un peu de repos… Quel meilleur interlocuteur imaginer pour répondre aux questions de l’Idéaliste ?! Leurs actions sur le terrain leur valent un respect unanime, et leur analyse de la situation est on ne peut plus lucide. L’e-terview qu’ils nous ont accordé ne se contente pas de poser un constat, elle considère aussi les perspectives d’avenir de la culture free… Aujourd’hui, cette association présente sur tous les Teknivals est, elle aussi, en danger faute de subventions.

Party is not dead ou alors ?

Dans le meilleur des cas, les associations et collectifs jouent le rôle d’interface entre les pouvoirs publics et le mouvement techno. Il existe des bonnes volontés : élaboration d’un cahier des charges à destination des préfets et des maires pour faciliter les actions de prévention et de réduction des risques, mise à disposition d’une lettre-type de demande de restitution du matériel saisi auprès du procureur (Techno+), médiations avec le Ministère de la Culture et de l’Intérieur, appels à l’autogestion concernant les teufeurs, etc… Pour l’instant, ces tentatives se soldent hélas par un dialogue de sourds, et le droit à des espaces festifs non marchands que réclament les collectifs et associations n’est pas prêt de s’établir. Je déplore aussi le silence du SIRPA (service des relations avec la presse de la gendarmerie nationale) à qui j’avais proposé de répondre à nos questions par e-mail car nous n’aurons pas le point de vue des forces de l’ordre.

Une réelle inquiétude ressort des témoignages d’artistes du microcosme free, comme Yo de La Bloukak qui signale que les problèmes ont commencé dès le vote du projet de loi à l’assemblée et non seulement depuis la parution du décret d’application. Maladresse de forces de polices trop zélées ? Sûrement pas, car cela s’inscrit dans une vague de technophobie générale, comprenant des intimidations, pour ne pas dire des menaces, de la part des préfets et des maires envers les propriétaires de terrains ou les loueurs de salles engagés dans la scène techno. Annulations de dernière minute des soirées, raréfaction des invitations à venir jouer dans les frees, le mouvement est malmené, à tel point que certains des sites techno les plus actifs du net (Kanyar par exemple) l’ont déclaré mort et enterré.

Faites bouger vos raves !

Il n’y a plus aucune excuse pour rester scotché dans son canapé. Loft Story aura bientôt recraché tous ses locataires, le foot n’est plus au programme, fini le coma! Cet été, c’est la liberté du son techno en France qui est en jeu. Rappelez-vous qu’il a fallu trois ans à l’Angleterre pour appliquer le Criminal Justice Act, vous ne voudriez pas qu’il ne faille que trois misérables mois à la France pour transformer toute une partie de sa jeunesse en terroristes ?

Qui se sent capable de suivre les conseils du député Mariani et de regagner dans le calme les discothèques officielles pour s’amuser chaque week-end, comme de gentils jeunes "normaux" ? Non, il est impossible de troquer une rave sauvage contre un rêve domestique… Le gouvernement légifère pour rendre le monde plus sûr, plus organisé, dans votre propre intérêt, mais réalise-t-il combien la vie deviendra ennuyeuse? Où sera l’aventure ? Sans risque, il n’y a pas d’évolution possible, pas d’excitation, pas de sublimation, juste des approximations.

Première initiative contestataire d’un genre nouveau : le "Tuning Teknival" prévu les 6 et 7 juillet, dans toute la France (voir pré-flyer sur le lien en fin d’article). L’idée est de décentraliser l’émission et la réception du son pour éviter les saisies, chacun amenant son propre matériel de sonorisation sur le lieu de son choix, pour relayer les radios qui joueront le jeu. Si vous faites partie de FG, Nova ou d’une radio concernée, vous savez ce qu’il vous reste à faire.

Stig Legrand

juin 2002

 Voir l'article sur L'Idéaliste