Stranger in a strange land
Avec la sagesse de l'écrivain d'expérience,
Philippe Curval ouvre son dernier opus par une longue préface inspirée
sur la science-fiction. Comment résister à son ivresse pour le genre
qu'il décline cette fois à la mode rastaquouère ! Pourtant, malgré le
charme tout gainsbourgien du fantaisiste vocable, le leitmotiv de ce
volume est bel et bien la solitude.
Comme ceux du recueil "Habite-t-on
réellement quelque part ?", les onze présents récits sont les
fruits de chambres d'hôtels du monde entier, mais ils sont perclus du
malaise de qui n'a pas un billet de retour en poche. Curval y explore
la zone créative où se rejoignent l'émigré, marginal volontairement
roots ou personnage déraciné au hasard, et la nature sociologique, politique
et culturelle du lieu qu'il occupe à titre provisoire.
"L'étranger n'est plus ce qu'il était car
celui qui l'accueille ne sait plus s'il est exactement où il croyait
être."
En période de libéralisme sauvage, terrorisme, repli communautaire,
de racisme, il est salutaire de lire un auteur qui sait communiquer
l'insécurité universelle du rastaquouère en terre étrangère.
Plate-forme d'observation
L'éternel ailleurs s'amorce dans
les limbes domotiques des Jardins d'Haussmann, Paris 10e ; passe à l'Est
dans une ville anonyme où s'égare l'identité d'un conférencier ; plonge
en apnée au Cap Vert pour chasser la sublime essence du passé ; atteint
la Caraïbe au fin fond du cosmos et rencontre Rastafari ; reluque les
copulations d'un nain artificiel et l'ultime Blanche Neige humaine au
bord du lac Baïkal ; nage en eaux troubles mais en bonne compagnie à
la frontière Tanzanienne ; dérape à Héraklion dans un lotissement fantôme
surveillé par la mythologie crétoise ; franchit l'espace jusqu'à Barre/Watis
pour y détruire avidement une culture ; transpose des dignitaires d'Asie
dans une dimension lointaine ; lit tout ce qu'il trouve pour guérir
de la dernière maladie à prion ; et s'efface sur une plage où le Temps
est court, la nature hostile et l'homme ridicule.
Plutôt désintégré qu'intégré
Seul sans crème anti-U.V. sur le
sable d'une île déserte qui n'est pas Koh Lanta ou prisonnier de l'enfer
balnéaire des complexes touristiques, le visiteur s'abîme et se dégrade
à vue d'oeil, perd ses certitudes et repères, devient la proie et le
terrain d'exercice du surnaturel. L'harmattan, le sirocco, le melteni
peuvent bien souffler leur message, ils parviendront peut-être à disperser
le tumulte du tourisme de masse…
"Une cacophonie effroyable filtrait des studios
voisins soi-disant insonorisés. Bambins braillards, ménages en rut,
sonos des ados poussées au maximum, rollers de salon, casseroles sur
le gaz. Au loin sur la plage ratissée de frais, des nuées d'enfants
hurlaient plus fort que les engins à moteur qui traçaient leurs sillons
en tous sens au milieu des planches à voile. Des corps nus allongés
absorbaient le soleil par tous les pores. Les baigneurs pataugeaient
dans les vagues en hennissant. D'autres plagistes jouaient au ballon
en écrasant des mains ; leur progéniture bâtissaient des châteaux de
sable, mêlé de chewing-gum et de papiers gras."
Pour comprendre ce qui a bien pu
se passer l'été dernier, pour nourrir l'esprit sous les restes de bronzage,
il suffit donc de lire cette fumante science-fiction rastaquouère, entre
littérature spéculative et introspection existentielle, en chute libre
dans les abîmes de la paranoïa.
Stig Legrand - Octobre 2003