Toshimishi Kariya
est photographe. Il a perdu son insouciance et trouvé son talent à la
guerre. C'est devant un de ses portaits de Viet Cong déchiqueté que
la jeune actrice surdouée, Moeko Honma, décide de rencontrer l'auteur
du cliché, cet inconnu devenu son objectif. Extravagante, délicate,
Moeko est une femme solitaire, une actrice ninja suspendue dans une
tension et une violence à peine visible. Comme il est facile de se laisser
séduire par son rire de bébé, par la douceur inimaginable dans ses gestes.
Comme c'est dangereux d'oublier que derrière le sourire parfait se cache
une actrice perdue.
"Ce que je cherchais, c'était un mal gratuit,
dépourvu du moindre sens, je me disais, quand je l'aurais trouvé, un
héros naîtra dans le monde au fond de ma tête, et moi, je deviendrai
cent mille fois plus belle que maintenant. J'ai cherché ce héros pendant
ving-quatre ans. Et je l'ai enfin trouvé."
Débarquée du hall stérilisé d'un aéroport japonais dans la moiteur nauséabonde
de Singapour, Moeko contrôle chaque pore de sa peau qui ne transpire
pas dans son costume blanc, chapeau noir, lunettes de soleil, quatre
valises Harry Barton... Elle est la vingt et unième cliente de Takeo
Yûki depuis le début de l'année. Takeo est un jeune guide haut de gamme,
polyglote et sensible, accro au potage d'ailerons de requin. Pour Takeo,
Moeko Honma ne semble pas avoir d'existence charnelle, mais un drôle
de frisson lui parcourt l'échine en sa présence.
Le goût et la consistance légèrement visqueuse
des ailerons se sont enroulés autour de ma langue, mon gosier et mon
estomac, et j'en suis aussitôt devenu prisonnier.
Pourquoi Moeko poursuit-elle Kariya jusqu'au Writer's Bar du Raffles
Hotel ? Peut-être seulement pour siroter un Singapour Sling (rose comme
un cul de vierge, versé dans un verre en forme de femme enceinte), ou
parce qu'elle est menée par une absolue nécessité : retrouver l'homme
qu'elle a aimé… On dit qu'elle n'a pas l'air d'avoir une once de sentimentalité
en elle, mais le Raffles Hotel n'a pas grand sens pour les gens qui
ne sont pas sentimentaux.
"Chaque fois que je te vois, je me rappelle
ces orchidées du front cambodgien."
Sous la plume vénéneuse de Murakami Ryu, le lecteur admire l'équilibre
qui s'effondre, tandis que les personnages s'insinuent dans les trous
noirs les uns des autres. Mondes intérieurs et extérieurs débordent
et s'envahissent, peuplés de spectres, abandonnés dans une station balnéaire
imaginaire. Excessive, parano et jalouse Moeko ; désabusé et en fuite
Kariya ; sain et sauf Takeo : leurs récits s'entrelacent, leurs fantasmes
s'éventrent dans une fétide odeur de durian.
L'orchestre a commencé à jouer un tango pareil
à une feuille de salade flétrie tombant lentement en tourbillonnant
d'un hamburger de McDonald's vieux de trois jours.
Evocateur et complexe, Raffles Hotel se lit comme on regarderait le
film d'une actrice en train de se briser, dans l'objectif meurtrier
d'un photographe en proie à la terreur. Chronologiquement, le lecteur
peut ressentir les prémices des thèmes sado-maso développés dans la
trilogie "Ecstay - Melancholia - Thanatos ". Pour conclure, je laisse
la scène à Moeko : en véritable actrice, elle maîtrise plus d'une centaine
de façons de dire au revoir…
Stig Legrand - Janvier 2005