De la fourche à la fourchette
Pour arriver à ce nouvel appétit
extraordinaire, Poppy Z. Brite a traversé une phase intermédiaire pas
forcément facile, où son goût de l'écriture aurait pu se perdre, des
suites d'un sournois déficit de passion. Les nouvelles de ce recueil
enjambent cette période transitoire de quatre ans, quadriennat amorcé
dans la lassitude des clichés d'un genre (fut-ce le genre gay&goth dont
on est l'icône fondatrice), poursuivi dans l'écoeurement d'avoir trouvé
les limites de la littérature d'horreur, et finalement couronné d'une
renaissance affamée de naturel.
Si elle s'écarte désormais des rock-stars
aux âmes perdues, des éphèbes esquintés, pour s'intéresser aux "chefs
dépenaillés qui veulent faire de la bonne cuisine", c'est sûrement en
partie sous l'influence de son bon vivant de mari, Christopher DeBarr,
cuisinier de son état, qui la chouchoute depuis 1989, mais il existe
d'autres raisons plus personnelles, des raisons qui touchent à l'authenticité
de ses livres.
PzB montre ce qu'elle a vraiment dans le ventre
Comme l'inégalable John Kennedy
Toole dans sa "Conjuration des imbéciles", Poppy Z. Brite souhaite
chroniquer des vies ordinaires, sous les latitudes d'une Nouvelle-Orléans
extirpée des stéréotypes.
"Personne ne nous croit capables de produire autre chose que du vaudou,
du jazz et des gratte-dos en forme de patte d'alligator."
Car si la Louisiane est une terre
de traditions, son ancienne capitale mérite mieux qu'un cliché de carte
postale… Et Poppy ne trouvait pas ses textes à la hauteur de la "Divine
Stupidité" qui imprègne sa ville natale, cet élusif ingrédient qui peut
faire perdre la tête ou se brûler les doigts.
"Les gens prennent la Nouvelle-Orléans pour une ville gastronomique
de classe mondiale. Ce qu'elle est sans doute, mais seulement dans un
sens très restreint. On raconte que nous avons tout un tas de plats
succulents, mais seulement cinq recettes. Gumbo, étouffée, jambalaya,
huîtres Rockefeller - et je ne sais même pas ce que doit être la cinquième.
Peut-être les fruits de mer panés et frits, vu que nous n'en manquons
pas. Je vois chaque jour des tripes remplies de ces trucs-là sur mes
tables d'autopsie." Dr Brite
Les connaisseurs retrouvent ici
des personnages connus comme le Dr Brite, coroner du Comté d'Orléans
(et alter ego assumé de Poppy), Rickey et G-Man, vieux couple homo dont
le restaurant tient lieu de cadre pour deux nouvelles, et en rencontrent
d'autres comme les membres du groupe Fly, les musiciens de Tenacious
D, Jack & Theo à la dérive, les enfants du Marais aux Lanternes, etc…
"J'en avais dévoré chaque bouchée, avant d'en lécher l'assiette,
puis d'en ronger le rebord."
Mais la star principale de ce recueil
se croise en général sur une assiette : il s'agit de la gastronomie,
des zones étranges où peuvent vous mener ses délices. Haute Créole pimentée,
riche boudin noir, moelle de boeuf fondante, homard roulé dans une oreille
de porc croustillante, minuscule foie de poulet frit, fromages français
non pasteurisés… Des noms comme Devlin Lemon du Lemon Tree ou Pete Vazquez
du Marisol, cuisiniers de génie, relèguent sexe, drogue et rock'n roll
au second rang des pures sensations. Un vrai rêve érotique de restaurant
!
Avec "Biographie de la Faim" de Nothomb et "Petite cuisine
du diable" de Brite, les filles de plume laissent parler leurs tripes
pour évoquer une gigantesque frénésie de vivres. C'est délicieux et
drôle : les lecteurs cannibales s'en lèchent les doigts.
Stig Legrand Novembre 2004