Petite cuisine du Diable


Ô, goths anorexiques, passez votre chemin si la simple idée de nourriture terrestre vous révulse !

Cette saison, l'inquiétante écrivain qui vous berçait de ses récits morbides a décidé de dévorer la vie, à la sauce piquante de Louisiane s'entend.

Au menu, quatorze nouvelles où l'étrange épice le familier et qui, pour la plupart, mettent en scène lieux et habitants de la Nouvelle-Orléans.

Exit vampires et autres succubes, Poppy en a soupé de vos sanguinolentes sornettes : ses personnages actuels appartiennent à des franges autrement réelles de cette ville et n'en sont que plus déjantés.

De la fourche à la fourchette

Pour arriver à ce nouvel appétit extraordinaire, Poppy Z. Brite a traversé une phase intermédiaire pas forcément facile, où son goût de l'écriture aurait pu se perdre, des suites d'un sournois déficit de passion. Les nouvelles de ce recueil enjambent cette période transitoire de quatre ans, quadriennat amorcé dans la lassitude des clichés d'un genre (fut-ce le genre gay&goth dont on est l'icône fondatrice), poursuivi dans l'écoeurement d'avoir trouvé les limites de la littérature d'horreur, et finalement couronné d'une renaissance affamée de naturel.

Si elle s'écarte désormais des rock-stars aux âmes perdues, des éphèbes esquintés, pour s'intéresser aux "chefs dépenaillés qui veulent faire de la bonne cuisine", c'est sûrement en partie sous l'influence de son bon vivant de mari, Christopher DeBarr, cuisinier de son état, qui la chouchoute depuis 1989, mais il existe d'autres raisons plus personnelles, des raisons qui touchent à l'authenticité de ses livres.

PzB montre ce qu'elle a vraiment dans le ventre

Comme l'inégalable John Kennedy Toole dans sa "Conjuration des imbéciles", Poppy Z. Brite souhaite chroniquer des vies ordinaires, sous les latitudes d'une Nouvelle-Orléans extirpée des stéréotypes.

"Personne ne nous croit capables de produire autre chose que du vaudou, du jazz et des gratte-dos en forme de patte d'alligator."

Car si la Louisiane est une terre de traditions, son ancienne capitale mérite mieux qu'un cliché de carte postale… Et Poppy ne trouvait pas ses textes à la hauteur de la "Divine Stupidité" qui imprègne sa ville natale, cet élusif ingrédient qui peut faire perdre la tête ou se brûler les doigts.

"Les gens prennent la Nouvelle-Orléans pour une ville gastronomique de classe mondiale. Ce qu'elle est sans doute, mais seulement dans un sens très restreint. On raconte que nous avons tout un tas de plats succulents, mais seulement cinq recettes. Gumbo, étouffée, jambalaya, huîtres Rockefeller - et je ne sais même pas ce que doit être la cinquième. Peut-être les fruits de mer panés et frits, vu que nous n'en manquons pas. Je vois chaque jour des tripes remplies de ces trucs-là sur mes tables d'autopsie." Dr Brite

Les connaisseurs retrouvent ici des personnages connus comme le Dr Brite, coroner du Comté d'Orléans (et alter ego assumé de Poppy), Rickey et G-Man, vieux couple homo dont le restaurant tient lieu de cadre pour deux nouvelles, et en rencontrent d'autres comme les membres du groupe Fly, les musiciens de Tenacious D, Jack & Theo à la dérive, les enfants du Marais aux Lanternes, etc…

"J'en avais dévoré chaque bouchée, avant d'en lécher l'assiette, puis d'en ronger le rebord."

Mais la star principale de ce recueil se croise en général sur une assiette : il s'agit de la gastronomie, des zones étranges où peuvent vous mener ses délices. Haute Créole pimentée, riche boudin noir, moelle de boeuf fondante, homard roulé dans une oreille de porc croustillante, minuscule foie de poulet frit, fromages français non pasteurisés… Des noms comme Devlin Lemon du Lemon Tree ou Pete Vazquez du Marisol, cuisiniers de génie, relèguent sexe, drogue et rock'n roll au second rang des pures sensations. Un vrai rêve érotique de restaurant !

Avec "Biographie de la Faim" de Nothomb et "Petite cuisine du diable" de Brite, les filles de plume laissent parler leurs tripes pour évoquer une gigantesque frénésie de vivres. C'est délicieux et drôle : les lecteurs cannibales s'en lèchent les doigts.

Stig Legrand Novembre 2004

Poppy Z. Brite, " Petite cuisine du diable ",
traduction Mélanie Fazi et Nathalie Mège,
Le Diable Vauvert, octobre 2004, 273 pages;
19,50 Euros - ISBN : 2-84626-073-7

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