Embarquement immédiat pour
l'inconnu
Trois jours et trois nuits d'une
aventure entamée dans la forêt primordiale, quelque part au Gabon. Elle
prendra avant son dénouement des détours effrayants et sublimes hors
des circuits identifiés, via des dimensions inconnues. Sur le papier
glacé de ce carnet de voyage, elle se raconte en trois niveaux entrelacés
: page de gauche, quelques lignes claires et synthétiques de Vincent
Ravalec, page de droite photographie pleine page de Laurent Sazy, sous-titrée
de la parole symbolique traditionnelle, la voix de la plume rouge bwitiste.
Au centre du rituel, la racine râpée
d'iboga consommée par les Banzis, les nouveaux initiés qui vont devoir
mourir pour pouvoir renaître. Bouchée après infecte bouchée dissimulée
dans une banane, son amertume, terriblement purgative pour le corps
et l'esprit, est administrée avec fermeté et sollicitude par les ngangas,
guérisseurs, guides et gardiens de la genèse du Gabon.
Effacement progressif des consignes de sécurité
Défilé d'archétypes étranges et
souriants qui accepte, un instant complice, de s'inscrire sur la pellicule
: des femmes, des hommes ou peut-être des esprits, noués de cocardes
surréalistes, saupoudrés d'épices minérales, brodés de cent cauris,
coiffés de tiares végétales, émergeant de la brume… Laurent Sazy s'écarte
du reportage afin de réduire la distance entre son objectif de photographe
et son objectif d'initié. Sublimer le décorum pour atteindre le mystère,
toile sur laquelle danse la lumière multicolore des âmes humaines, imprimer
non plus uniquement sur le film mais surtout, sur la pensée.
Ravalec rend justice à l'intellect
occidental : perspective, paramètres, abscisse et ordonnée, équations,
évolution, variables, stabilité, configuration, pressions, fréquences,
cadre mathématique… Son texte exprime avec calme l'analyse d'une psyché
stable et cultivée, confrontée à un système d'information abstrait de
son contexte quadri-dimensionnel habituel. Sous le microscope de l'iboga,
la raison est inéluctablement dissoute par les Inconnues, aboutissant
à la disparition du Moi limité pour s'aventurer sur des plans oubliés
où l'on croise de nouvelles hypothèses.
Echolocation d'OVNI sur le radar mental
Allongés sans défense sur le sol
du corps de garde, rassemblés autour du feu par les ululations de l'arc
à bouche, accompagnés de toute la population du village, les initiés,
aussi bien autochtones qu'étrangers, posent sur ce nouveau monde des
yeux rougis pleins d'une incompréhension également partagée.
Arrivent alors les visions, les
messages, s'établit une cosmogonie empreinte d'une logique autre et
imparable. Et les épreuves de Laurent Sazy montrent alors l'agitation
des molécules du corps physique qui finalement, autorise l'émergence
d'une réalité plus subtile, composée de transparences, de vibrations
affranchies du support matériel.
Dans l'étrangeté, le témoignage
se rapproche de celui de Jan Kounen dans Autres Mondes, lorsqu'il filme
sa propre expérience avec l'ayahuesca auprès des shamans chipibos. Là
où ses visions des forces universelles sont modélisées par le biais
d'images de synthèse, Laurent Sazy souffle dans la poussière pour matérialiser
les ondes des esprits réveillés par l'iboga.
Eclipse définitive de l'ego du pilote
Sous les poudres colorées des maquillages
primitifs, l'énergie circule selon des circuits inédits et pourtant
immémoriaux. Le sacrement de l'iboga bousculent les masques du quotidien,
permet l'expression fractale de la conscience. Vincent Ravalec trace
ce parcours initiatique d'un pinceau de phrases minimalistes aux déliés
légers, réussit l'exploit de concentrer l'Expérience dans le vide intérieur
du zen pour en présenter l'essentiel.
Stig Legrand juillet 2004