Marrakech, Lumière d'Exil


Kan ya makan…

"Il était une fois", prononce le conteur…

Sous la formule magique, les portes sculptées de la Koutoubia Marocaine s'écartent, et toute l'ocre poésie de Marrakech déferle sur la place Jema-el-Fna.

De retour dans la ville millénaire après dix années passées en France à enseigner les beautés ténébreuses de Lautréamont, la narratrice cligne des yeux dans le rayonnement de cette ville incroyable.

Passé et présent se pénètrent, se jaugent et s'abandonnent dans la lumière d'exil.
Pyramides de milliers d'olives

Derrière les hauts murs des venelles de la medina, Rajae Benchemsi part retrouver les femmes de Marrakech. La première se prénomme Bahia, elle vient s'installer chaque jour à la cour des miracles, une souffrance à peine tamisée sous un léger voile de mousseline noire qui souligne ses yeux saisissants. Elle trace au henné les symboles et les formes géométriques ancestrales sur la peau des touristes. Arabesques, rosaces, frondaisons de mosquées, spirales pourraient fleurir au bout de ses doigts. Petits chocs, paumes brunes contre paumes blanches. Blanches comme les blouses des infirmiers de l'hôpital psychiatrique où croupit sa fille, la bâtarde Zahia, blanches mains des vacanciers sur lesquelles elle tatoue un cœur simple, libre des enchevêtrements de l'art musulman, éphémère et froid, inaccessible à toute générosité.

Et c'est pour arracher Zahia, la jeune autiste dépossédée de tout désir, aux entraves chimiques de l'asile d'aliénés qu'est revenue la narratrice. Pour l'emmener au sanctuaire des pauvres fous, au lieu saint de Bouya Omar, le village hors les règles de la société. Zahia est déjà repliée sur elle-même, dégagée du passage du temps, elle est à l'image de la part obscure de la ville. On peut y trouver la misère et sa vérité crue, dénuée des caprices de toute civilisation, ni zelliges, ni stuc, ni marbre, rien. La blancheur irrégulière d'un mur, si ancien qu'on a l'impression d'être dans les coulisses de la vie.

Orientée vers l'extase

C'est l'essence même de Marrakech, exaltée de lumières et tapissée d'ombres. Le désert est son véritable arrière-pays, abstrait et imaginaire, qui lui donne, cet étrange et mystérieux raffinement de sa culture arabe, andalouse et berbère. (…)… Portées par le mouvement général, nous traversons presque à notre insu le souk Smarine. De lourdes tresses teintées au henné coupent en leur milieu des silhouettes généreuses et pourtant graciles. Les jambes soulèvent de leurs pas lents et insouciants l'air chargé d'odeurs de cuir, de beignets, de parfums, de musc, de dattes, de thé à la menthe…

Dépassant les clichés, les décors idylliques, l'auteur prend plaisir à écouter les confidences des femmes d'autrefois. Ses aïeules musulmanes d'une générosité infinie, qui autour des mets de l'enfance, poivrons frits, hrira, tajines aux cardes, racontent les frasques de la grand tante insoumise, morte trop jeune d'avoir transgressé les interdits. La légendaire Bradia et son esclave noire Dada M'Barka, qui avaient pris sur elles d'assumer toute l'audace que les femmes de leur époque n'avaient pas vécue. Elles étaient le signe de la liberté au sein même du harem.

Sensualité en terre d'Islam

De la fraîcheur du patio aux vapeurs du hammam, Rajae Benchemsi raconte avec grâce la dignité des femmes de sa lignée. Traçant d'une voix enchantée les paradoxes de chaque destin, elle explore la fragile frontière entre richesse de la tradition et dangers de l'intégrisme. Sous sa plume trempée de sagesse soufi, la poésie voisine avec la langue populaire de la rue, délicieuse et grivoise, une langue enrobée de ruse et de charme. Une langue imprégnée de clins d'œil et d'esprit n'kaïti. Une langue bédouine flirtant avec la langue sacrée. Une langue presque sexuelle. Onctueuse, elle emplit le corps et la bouche. Elle flatte l'esprit sans jamais oublier qu'il n'y a d'existence réelle que dans le secret respectueux du corps et de sa sensualité.

Stig Legrand - Avril 2003

Rajae Benchemsi " Marrakech, Lumière d'Exil "
Sabine Wespieser Editeur - 197 pages (2003)
ISBN : 2-84805-006-3

 Voir l'article sur L'Humeur du Marcassin