Maniac


Après les tranches de vie taillées dans la viande de femelles hurlantes du premier ouvrage, on se demandait au fond de quel gouffre le lauréat du prix Sade 2001 allait devoir descendre pour que les yeux du lecteur s´écarquillent encore. Le challenge du second roman était donc de se dégager des effets éprouvés de l´horreur moderne à la sauce serial killer, de conserver ce style brutalement direct et d´aborder de nouveaux thèmes. Pari réussi, Maniac démontre que Flammarion a eu raison d´intégrer à sa collection ce professeur de philo dont la voix ressort du lot commun avec l´intelligence et l´intensité d´un nouveau Calaferte.

A travers Maniac, Eric Bénier-Bürckel défonce la porte du chaos cachée au fond de l’être humain et découvre pire que le vide intersidéral. Ca commence dans la banalité, métro, boulot, dodo. Cliché du spécimen dans son biotope : un employé endetté, bientôt la trentaine, vit à crédit dans un F2 du boulevard Montparnasse, affiche un look techno sans prétention, et déteste qu´on décoiffe ses courtes mèches décolorées.
Etre insignifiant dans un monde inconsistant… A tel point qu’il n’a même pas de nom. C’est vrai qu´à part quelques pouffes sans panache, peu de gens l´appellent... Jeune mâle parisien dévoré de fantasmes, il évolue dans un monde peuplé d´inaccessibles Vénus calibre 110D, et observe au microscope de son angoisse les pores dilatées, les poils disgracieux, l´haleine fétide et les fesses tombantes de celles qui lui cèdent.

Dès le départ, on sait tout de lui : branché de l’intérieur sur un solide appétit pour les coquillettes au salami achetées chez Ed, sur un vague intérêt pour les K7 porno, sur les débandades humides de la gaule rebelle, sur ses odeurs intimes… Bon gré mal gré, il vivote sans autre ambition qu´une survie précaire qui pourrait durer encore longtemps, si les roues du train-train quotidien ne quittaient brusquement le circuit de l´ordinaire. Le dérapage se produit sous l´impulsion de coups de fil anonymes. Puis, le tortionnaire apparaît: surgissant au bord de son champ de vision, le sourire narquois de l´homme à l´imperméable est partout, et la traque commence. Inéluctablement, le cadre de vie et l´état mental du sujet se dégradent : insomnie, crampes intestinales, angoisse, phobies, hallucinations, désespoir... Réceptacle perturbé dans les veines duquel la lecture vous injecte, cet anti-héros psychopathe est écrit sur mesure pour refléter le vide, tutoyer la folie, explorer ce que signifie la perte des repères humains. Il n’est pas, à priori, spécialement bien équipé pour faire face aux obsessions qui grouillent sur les lisières de l’inconscient, mais qui peut se targuer de l’être ?

En déboulonnant les mécanismes de l´intégration sociale, l´auteur analyse sans complaisance l´existence contemporaine. Pour passer du statut de rouage bien lubrifié à celui de viande froide, il suffit parfois d´un état d´âme mal placé. Impossible de résister au germe schizophrène, à trop se frotter aux béances d´une réalité en décomposition, l´écho du doute contaminera même le plus solidement blindé des lecteurs. Calfeutrés avec le maniaque dans une puanteur terrible, entre les quatre murs de son appartement, vous chercherez ensemble la sortie mais quand les perspectives intérieures/extérieures se mélangent, le temps, l´espace et la société ne veulent plus rien dire. Rien ne peut vous rattraper... Sauf peut-être la Némésis en trench-coat qui vous a précipité dans la paranoïa, le néant ou la lucidité.

Dans un phrasé clinique qui est sa signature, Eric Bénier-Bürckel dissèque cette tumeur endémique à l´espèce humaine qu’est le cerveau et recueille les humeurs violentes qui s´en écoulent dès qu´il s´écarte des codes du troupeau.


Stig Legrand 2002

Eric Bénier-Bürckel , Maniac, Flammarion, 2002, 342 p.

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