Tous dans le même bateau
En pleine canicule, un ivrogne anglais
écume les boui-boui à matelots de New York. Au bout du rouleau, il s'arrête
devant l'hôpital psychiatrique, sur la berge industrielle de l'East
River. Admis à l'asile dans un coma éthylique, il superpose à l'univers
médico-carcéral des visions de bateaux, les fracas d'un cargo, le naufrage
d'un homme amer qui se noie au whisky. Cet homme d'équipage débarqué,
c'est Bill Plantagenet, alcoolique désespéré, pianiste de jazz expatrié,
pêcheur perdu en pleine irréalité.
Parce que la solitude n'a qu'un
temps, quelques patients se lient à lui. Il y a Battle/Quatrass, caricature
dansante qui baragouine créole, il y a le vieux Mr Kalowsky, et l'enfant
Garry qui a toujours une histoire à raconter. Peut-être sont-ils même
ses amis, ces compagnons de misère. Tous les jours, les surveillants
forcent les malades à circuler autour des tables, en une lugubre promenade
sans but dans l'étouffante chaleur. Ensemble, ils regardent les bateaux
sur le port, à travers de hautes fenêtres grillagées ; ils rêvent de
liberté, puis en sont terrifiés.
L'angoisse est un oeil morne sans paupière
Les personnages de Lowry sont aussi
désespérés que lui : sans le filtre de l'alcool, le monde leur fait
mal aux yeux, sobres ou avinés, ils finissent toujours dehors, affalés
contre une poubelle, rejetés d'eux-mêmes et de la société.
Quand il a écrit ce texte en 1934,
l'écrivain sortait d'une cure de désintoxication, mais certainement
pas de sa dépression : il avait cette terrible lucidité de l'horreur,
qui transparaît encore sous la plume la plus perturbée, digressive,
hallucinée.
Ce n'est pas agréable de partager
l'épreuve de ce foutu poète, mais son talent est justement d'en ouvrir
les portes au lecteur. Ca ne finira pas bien, d'ailleurs Malcolm Lowry
s'est suicidé, mais il a aussi écrit "Au-dessous du volcan", moteur
de son projet global "The Voyage that never Ends ", dont Lunar Caustic
devait être une des clefs… On peut voir les choses sous plusieurs angles,
au moins deux en tout cas, et ici, il y a deux dénouements Lunar Caustic
et Caustique lunaire.
Le désastre devait mâchurer tout l'univers.
Si les alcooliques de Lowry sont
incurables, c'est parce que son monde est incurable. Ses spectres l'épouvantent,
comme l'injustice du monde, la ville, les passants lui répugnent. Dans
sa galère, Bill Plantagenet n'est pas le capitaine Achab, il ne lui
reste que des références littéraires en guise de Moby Dick. Et lorsqu'on
ferme le livre, personnage et auteur se recroquevillent pour se soustraire
aux yeux de tous, les pensionnaires de l'asile disparaissent dans le
brouillard de ceux qui ne sont même plus consignés sur papier.
Stig Legrand - Avril 2004