Invisible Monsters


Elle vivait dans une sphère où chacun semblait sorti d’une pub télé pour cosmétiques.

Elle se déclinait en affiches 4x3, top model fétiche des photographes à la mode qui savaient ce qu’elle devait ressentir : «Vas-y baby, donne-moi de la passion ! Flash ! Donne-moi de la pureté ! Flash ! Donne-moi l’intellectualisme omniprésent comme mécanisme de défense !… »

Manus, son petit ami tellement sexy, flic à la brigade des mœurs, lisait des magazines gay pour raisons professionnelles.

Elle avait même Evie, une amie sincère et mannequin, combinaison aussi rare qu’improbable avec qui partager ce détachement indissociable de l’ennui existentiel inhérent à ce milieu…

Bas les masques hydratants

Et un beau jour, sur l’autoroute, un «accident» lui arrache tout le bas du visage. Voici une Barbie salement abîmée, reliée aux promesses douteuses de sa vie future par le goutte à goutte de morphine. Ce qu’elle avait, elle ne l’a plus, elle ne l’aura plus jamais. Cette beauté, qui était son pouvoir comme l’argent ou une arme peuvent l’être. Alors qui est-elle maintenant ? Les derniers flash qui la mitraillent sont ceux de la police. S’en est fini de sa carrière, et pour couronner le tout, Manus révèle une urgente vocation d’ex. Désormais, elle n’inspire plus que dégoût ou parfois pitié. Invisible parce que tellement hideuse, incapable d’exprimer son horreur, pire que mutilée, elle se terre à l’hôpital où l’absolu inattendu va croiser son chemin sous les traits de la diva des drag queens : son Altesse Brandy Alexander.

Better living through chemistry

Plus femme que femme, la princesse Alexander traverse avec un charme déterminé la dernière année la séparant encore d’une vaginoplastie de luxe qui parachèvera ce chef d’œuvre de la chirurgie esthétique. Reine de l’artifice, c’est pourtant dans ses bras que se réfugie notre pauvre gueule cassée du mannequinat américain. De ses énormes paluches couvertes de bagues, la Suprême Brandy camoufle sous des voiles les larmes de la polytraumatisée (du mental ou du physique, lequel est le plus atteint ?), la serre avec délicatesse contre ses deux missiles mammaires et l’entraîne vers d’autres possibles, à bord d’une voiture de location conduite par son consort : Seth alias Signore Alfa Romeo.

Changeant d’identité au gré de leur fantaisie, les trois protagonistes laissent dans leur sillage des flacons vidés, des tiroirs retournés, débarrassés de leurs meilleurs produits de maquillage. Leur méthode est aussi risquée qu’imparable : se faisant passer pour de riches clients potentiels, ils leurrent nombre d’agents immobiliers qui leur ouvrent les portes de palaces à leur catalogue. Où trouver meilleure source d’approvisionnement en estrogènes, antidépresseurs, patchs hormonaux et lignes cosmétiques de qualité que dans les salles de bain kitschissimes d’américaines vieillissantes ? Ainsi, l’ex-star du TéléAchat fraîchement rebaptisée «Miss Daisy St Patience» dépose Valium après Quaalude entre les lèvres couleur Myrtille Brûlante de la déesse Brandy Alexander tout en s’inventant une nouvelle histoire.

Crise d’identité sous stroboscope

Mais tout serait trop simple si le feuilleton en restait là. Vous avez sous les yeux le troisième ouvrage du Palahniuk de Fight Club ne l’oubliez pas. Et le message sera encore une fois renversant. Retournements vicieux, obsessions récurrentes, liens improbables, tout au long du livre, les personnages se déroulent toujours plus, découvrant des ressorts essentiels bien difficiles à imaginer.

Jamais Chuck Palahniuk ne m’a autant rappelé Bret Easton Ellis qu’avec ces Invisible Monsters. Il y a connivence dans le regard désabusé qu’ils portent sur les déboires des beautiful people, il y a complicité dans la radicalisation des méthodes d’évasion ! Dans un style violemment drôle à la hauteur des attentes dues à un auteur culte, Palahniuk écrit sur l’amour, la trahison et la haute couture mais les lectrices de Vogue risquent un sacré choc si ce roman leur tombe entre les mains.

Stig Legrand 2002

Chuck Palahniuk, «Invisible Monsters», W. W. Norton, 1999, 297 p.

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