Intoxication

L´écriture sous stupéfiants

Depuis les années 60, impossible de nier que les stupéfiants ont poussé nombre d’artistes dans des directions intéressantes, aussi créatives que destructrices. C’est un état de fait accepté qui ne choque plus grand monde. Des explorations multimédia de Brian Eno à la signature même des Chemical Brothers, de la factory Warholienne au manifeste de Cypress Hill, les produits psychoactifs et leur univers de référence ont posé les bases de la culture pop et participent toujours activement à son évolution.

Tout citoyen d’un pays démocratique peut aujourd’hui se plonger pour quelques heures dans la sphère étrange des paradis doublement artificiels, il suffit d’entrer dans une salle de cinéma ! «Easy Rider», «Naked Lunch», «Human Trafic», «Trainspotting», «Las Vegas Parano», «Requiem for a Dream», autant de films qui ont séduit plusieurs générations de spectateurs, certainement pas tous usagers, mais aux yeux ouverts sur leur époque.


Pourquoi la littérature serait-elle en reste ?

Le cordon ombilical qui relie les artistes au grand réservoir de la créativité chimiquement assistée n’est en aucune manière exclusif à un mouvement particulier. Avec Baudelaire, De Quincey, Lewis Carroll, Henri Michaux, Antonin Artaud, William Burroughs, Allen Ginsberg et toute la Beat Generation, les écrivains l’ont maintes fois démontré mais leurs oeuvres furent bien longtemps sujet à controverse. Forcément plus classique, le milieu littéraire se prenait-il trop au sérieux ou subissait-il simplement la censure? Signe des temps, de nouveaux éditeurs misent sur des romans capables de faire tomber les tabous. Engagé dans une démarche toute luciférienne d’illumination des recoins de la conscience, le Diable Vauvert s’aventure avec succès à publier des textes hors normes, avec comme seul pré-requis l’intérêt littéraire. Pour cette anthologie de 15 nouvelles inédites réunissant les auteurs anglo-saxons les plus créatifs des années 90, l’éditeur a confié au jeune écrivain écossais Toni Davidson la mission de dédiaboliser un thème largement entré dans les pratiques de notre génération : la consommation de produits illicites, ses fortunes et ses dérives…

L’aventure intérieure

En clubs, au pub ou à la plage, les personnages dont les tribulations sont relatées dans ce recueil partagent un point commun : ils cèdent volontiers à la tentation. Ils ont tous «l’absence de sens moral requise» comme l’écrit Jeff Noon, le Lewis Carroll de Manchester, dans sa nouvelle «Latitude 52» qui ouvre cette anthologie. Ne croyez pas cependant que la vie leur facilite la tâche ! La plupart des protagonistes, lardés de cicatrices souvenirs de leur démon personnel, s’agitent et se convulsent avec une naïveté réjouissante, empêtrés dans des situations qui paraîtraient invraisemblables si la puissance du vécu qui s’en dégage ne giflait pas sans relâche le lecteur incrédule. Ajoutez à cela une bonne dose de surréalisme corsée aux produits de synthèse et vous êtes branchés sur le cerveau de l’anti-clubber parano des «Brûlures d’acide». Quelques touches de névrose induite en plus et vous voilà en prise avec l’état d’esprit de la gamine égarée dans la famille de « Godfrey et moi ».

Le miroir tendu à la génération chimique par ses propres auteurs est loin d’être complaisant : «C’est toujours la même histoire. Gin, absinthe, laudanum, opium, morphine. Des joints, des cocktails, puis de la cocaïne. L’acide et les poppers, les amphés et les barbitos, PCP, MDA, la mescaline, la cocaïne et l’héro. Perrier, anabolisants, Prozac, crack, puis héro.» constate Elizabeth Young dans cette énumération à la Bret Easton Ellis… Pour certains, la relation passionnelle avec leur succube est plus intense que n’importe quel rapport humain. Comment ne pas aller jusqu’au bout ? Au tableau des écorchés vifs, les toxicos se sont tant brûlés les ailes que leur système nerveux en ruine irradie à travers la peau, comme une balise de détresse détraquée. Attention ! Il ne s’agit pas de brandir les épouvantails de la déchéance pour l’édification des bien-pensants. Pourtant, les junkies ont tous une histoire qui mérite d’être racontée jusqu’à son paroxysme avec les mots de compagnons d’expérience.

Reçus à l’Acid test

La grande réussite des fictions modernes traitant de ce sujet est de se réserver des portes ouvertes sur l’émotion et l’humour. Comme l’annonce le titre de la nouvelle d’Elizabeth Young : «Sans issue» signifie toujours «issue». Qui resterait de marbre devant la justesse de cette remarque ironique : «L’autoroute de l’information, il l’a capté bien avant qu’on ait même songé à inventer Internet. Il a décollé à quinze fois la vitesse de la lumière, droit chez les morts-vivants, et il n’a pas quitté son orbite depuis.» dans la bouche d’une jeune manipulatrice parlant du cerveau grillé de son ex ? Humour noir à première vue, mais ceux qui en resteraient là rateraient le fin mot de l’histoire. Ici, le sarcasme se fait plus que complice, et bien malin celui qui devinera se qui se trame dans la tête des héros de «Zyeux au carré». Des idées de dingues c’est sûr, mais n’est-ce pas la meilleure source d’inspiration ?

Pour explorer ce temple de l’imagination, il suffit de prendre l’ascenseur chimique jusqu’à l’étage des amplificateurs de la conscience. L’esprit de la contre-culture s’y agite toute la nuit jusqu’à la transe, libéré de la censure, et les écrivains dont le sang danse au rythme des molécules psychotropes canalisent son énergie pour fixer des instants hors du temps sur le papier.

Pour en finir avec l’hypocrisie à la française

A votre avis, pourquoi le Diable Vauvert a-t-il choisi de faire appel aux voix anglo-saxonnes pour illustrer le sujet ? Ces auteurs sont-ils plus créatifs ? La censure est-elle moins pesante outre-Manche ? La constitution américaine couvre-t-elle mieux les auteurs malgré la guerre contre la drogue qui sévit sur ce continent ? Les français s’endorment-ils sur le joint au point de s’écrouler sur la page blanche ? Personnellement, je ne crois pas, voyez Ravalec, Dantec (zut, plus d’auteurs en « ec » !), voyez Dustan, voyez Beigbeder… La French Touch littéraire n’est pas en reste, de plus en plus de créatifs assument suffisamment pour s’exprimer au grand jour. L’heure n’est pourtant pas encore à la dépénalisation pour nos dirigeants, et la France fait office de rétrograde européen au grand dam de toute une génération. Face à l’hypocrisie à la française, vous connaissez le moyen de résister : écrivez avec passion pour défendre vos idées ! Terroristes sémiotiques, chroniqueurs avec ou sans états de conscience altérée, consommateurs heureux, vos textes télépathiques trouveront leurs lecteurs et transformeront la société.

Stig Legrand 2002

Anthologie présentée par Toni Davidson, «Intoxication», Le Diable Vauvert, 2002, 277 p.

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