Pourquoi la littérature
serait-elle en reste ?
Le cordon ombilical qui relie les
artistes au grand réservoir de la créativité chimiquement
assistée n’est en aucune manière exclusif à
un mouvement particulier. Avec Baudelaire, De Quincey, Lewis Carroll,
Henri Michaux, Antonin Artaud, William Burroughs, Allen Ginsberg et
toute la Beat Generation, les écrivains l’ont maintes fois
démontré mais leurs oeuvres furent bien longtemps sujet
à controverse. Forcément plus classique, le milieu littéraire
se prenait-il trop au sérieux ou subissait-il simplement la censure?
Signe des temps, de nouveaux éditeurs misent sur des romans capables
de faire tomber les tabous. Engagé dans une démarche toute
luciférienne d’illumination des recoins de la conscience,
le Diable Vauvert s’aventure avec succès à publier
des textes hors normes, avec comme seul pré-requis l’intérêt
littéraire. Pour cette anthologie de 15 nouvelles inédites
réunissant les auteurs anglo-saxons les plus créatifs
des années 90, l’éditeur a confié au jeune
écrivain écossais Toni Davidson la mission de dédiaboliser
un thème largement entré dans les pratiques de notre génération :
la consommation de produits illicites, ses fortunes et ses dérives…
L’aventure intérieure
En clubs, au pub ou à la
plage, les personnages dont les tribulations sont relatées dans
ce recueil partagent un point commun : ils cèdent volontiers
à la tentation. Ils ont tous «l’absence de sens moral
requise» comme l’écrit Jeff Noon, le Lewis Carroll
de Manchester, dans sa nouvelle «Latitude 52» qui ouvre
cette anthologie. Ne croyez pas cependant que la vie leur facilite la
tâche ! La plupart des protagonistes, lardés de cicatrices
souvenirs de leur démon personnel, s’agitent et se convulsent
avec une naïveté réjouissante, empêtrés
dans des situations qui paraîtraient invraisemblables si la puissance
du vécu qui s’en dégage ne giflait pas sans relâche
le lecteur incrédule. Ajoutez à cela une bonne dose de
surréalisme corsée aux produits de synthèse et
vous êtes branchés sur le cerveau de l’anti-clubber
parano des «Brûlures d’acide». Quelques touches
de névrose induite en plus et vous voilà en prise avec
l’état d’esprit de la gamine égarée
dans la famille de « Godfrey et moi ».
Le miroir tendu
à la génération chimique par ses propres auteurs
est loin d’être complaisant : «C’est
toujours la même histoire. Gin, absinthe, laudanum, opium, morphine.
Des joints, des cocktails, puis de la cocaïne. L’acide et
les poppers, les amphés et les barbitos, PCP, MDA, la mescaline,
la cocaïne et l’héro. Perrier, anabolisants, Prozac,
crack, puis héro.» constate Elizabeth Young dans cette
énumération à la Bret Easton Ellis… Pour
certains, la relation passionnelle avec leur succube est plus intense
que n’importe quel rapport humain. Comment ne pas aller jusqu’au
bout ? Au tableau des écorchés vifs, les toxicos
se sont tant brûlés les ailes que leur système nerveux
en ruine irradie à travers la peau, comme une balise de détresse
détraquée. Attention ! Il ne s’agit pas de
brandir les épouvantails de la déchéance pour l’édification
des bien-pensants. Pourtant, les junkies ont tous une histoire qui mérite
d’être racontée jusqu’à son paroxysme
avec les mots de compagnons d’expérience.
Reçus à l’Acid
test
La grande réussite des fictions
modernes traitant de ce sujet est de se réserver des portes ouvertes
sur l’émotion et l’humour. Comme l’annonce
le titre de la nouvelle d’Elizabeth Young : «Sans issue»
signifie toujours «issue». Qui resterait de marbre devant
la justesse de cette remarque ironique : «L’autoroute
de l’information, il l’a capté bien avant qu’on
ait même songé à inventer Internet. Il a décollé
à quinze fois la vitesse de la lumière, droit chez les
morts-vivants, et il n’a pas quitté son orbite depuis.»
dans la bouche d’une jeune manipulatrice parlant du cerveau grillé
de son ex ? Humour noir à première vue, mais ceux
qui en resteraient là rateraient le fin mot de l’histoire.
Ici, le sarcasme se fait plus que complice, et bien malin celui qui
devinera se qui se trame dans la tête des héros de «Zyeux
au carré». Des idées de dingues c’est sûr,
mais n’est-ce pas la meilleure source d’inspiration ?
Pour explorer ce
temple de l’imagination, il suffit de prendre l’ascenseur
chimique jusqu’à l’étage des amplificateurs
de la conscience. L’esprit de la contre-culture s’y agite
toute la nuit jusqu’à la transe, libéré de
la censure, et les écrivains dont le sang danse au rythme des
molécules psychotropes canalisent son énergie pour fixer
des instants hors du temps sur le papier.
Pour en finir avec l’hypocrisie
à la française
A votre avis, pourquoi le Diable
Vauvert a-t-il choisi de faire appel aux voix anglo-saxonnes pour illustrer
le sujet ? Ces auteurs sont-ils plus créatifs ? La
censure est-elle moins pesante outre-Manche ? La constitution américaine
couvre-t-elle mieux les auteurs malgré la guerre contre la drogue
qui sévit sur ce continent ? Les français s’endorment-ils
sur le joint au point de s’écrouler sur la page blanche ?
Personnellement, je ne crois pas, voyez Ravalec, Dantec (zut, plus d’auteurs
en « ec » !), voyez Dustan, voyez Beigbeder…
La French Touch littéraire n’est pas en reste, de plus
en plus de créatifs assument suffisamment pour s’exprimer
au grand jour. L’heure n’est pourtant pas encore à
la dépénalisation pour nos dirigeants, et la France fait
office de rétrograde européen au grand dam de toute une
génération. Face à l’hypocrisie à
la française, vous connaissez le moyen de résister :
écrivez avec passion pour défendre vos idées !
Terroristes sémiotiques, chroniqueurs avec ou sans états
de conscience altérée, consommateurs heureux, vos textes
télépathiques trouveront leurs lecteurs et transformeront
la société.
Stig Legrand 2002