L'homme dé

Dé-viance: de l’identité à l’idéal.

Comme promis sur la couverture, ce livre a changé ma vie !

Pour commencer, je me suis toujours demandé pourquoi certains conducteurs arborent fièrement d’énormes dés en peluche suspendus à leur rétroviseur, se balançant au gré des virages avec la grâce d’une paire de testicules…

Je dispose désormais d’éléments de réponse qui font toute la différence…

En effet, ces courageux pilotes sont peut-être des disciples du hasard, et le mode de vie subversif dont ils hissent les couleurs à l’avant de leur véhicule méritent autant le respect qu’il devrait inspirer la terreur à l’ordre établi.

Vous voulez vous faire votre propre idée ? Je vous invite à remonter quelques décennies en arrière, au cœur des années 70, pour une immersion dans l’univers de Luke Rhinehart, psychiatre New-Yorkais qui s’ennuie ferme. Il traverse un passage à vide: sa carrière a perdu ses promesses, son livre sur le sado-masochisme clinique n’avance pas, son mariage se détériore sous la patine de la routine, ses enfants lui tirent à peine un sourire, ses patients sont décevants, même la pratique du zen lui semble représenter une impasse. Tourmenté par le doute, tant sur ses compétences que sur l’ensemble de la profession, il se confie à son mentor le Docteur Mann et son associé Jake Ecstein, sans trouver écho à ses préoccupations.

L’enjeu du "Je"

Sa vie bascule après une soirée bien arrosée, lorsqu’il lui vient l’idée de jouer sa prochaine décision sur un coup de dés. La montée d’adrénaline et le sentiment de libération qu’il éprouve en acceptant le passage à l’acte sont si puissants qu’il va faire du hasard son système de vie quotidienne, son anti-credo. Il attribuera à chaque jet de dé une liste d’options allant de perspectives hédonistes aux éventualités les plus tabous, les dotant de probabilités statistiques incluant toujours le facteur risque.

Est-ce la fin du brillant docteur Rhinehart ? Famille et proches passent de l’inquiétude à l’horreur face à un homme devenu aussi imprévisible. Tantôt père attentionné, tantôt brute sans aucun scrupule, successivement amant d’exception, puis étranger impénétrable ne montrant aucun sentiment, Luke expérimente avec des aspects de sa personnalité qui n’avaient jamais eu droit au chapitre. Les possibilités comportementales sont vastes, à la mesure de l’imagination du joueur. Poussé par le besoin d’aller au bout de lui-même, et de dépasser les bornes qui limitent l’espèce humaine, ce pionnier du chaos s’en prend aux fondements même de l’identité.

Rapidement, le champ d’expérimentation s’élargit, impliquant aussi bien ses décisions dans la prise en charge des patients que sa vie sexuelle, les deux domaines tendant fatalement à se rejoindre et se confondre sous la tutelle fantaisiste du dé. Il va sans dire que notre révolutionnaire praticien fait tâche dans la respectable association des psychiatres américains. Flagrante illustration de schizophrénie aux yeux de l’ordre médical et remis en cause par ses pairs, le docteur Rhinehart confie sa défense aux caprices du hasard, déstabilisant complètement ses juges par son manque de consistance.

Dé-construction : La fin de la pensée unique

Pendant ce temps, la cohorte des adeptes de la dé-vie prend des proportions ingérables. Exit le leurre de l’individualité, la mono-personnalité n’est plus acceptable ! Le monde est-il prêt pour le chaos ? Qu’à cela ne tienne, les nouveaux hommes de hasard ne se contentent plus de jouer le rôle attribué par la société. Ainsi fleurissent partout dans le pays des centres d’apprentissage de la dé-thérapie qui font la une des média et enragent les partisans du statu quo. Temples de la dépravation pour certains, sanctuaires de véritable transformation pour d’autres, il est certain que tout peut y arriver !

Rite de passage encore valide aujourd’hui, "The Dice-man" représente pour nombre de lecteurs le guide ultime en matière de déstructuration de soi. Le fait de se livrer corps et âme aux décisions d’un agent extérieur constitue certainement le crime le plus grave vis-à-vis de la notion de libre arbitre si chère à la société moderne, mais qui peut se déclarer réellement libre ?

On ne peut pas nier la nature complexe des pulsions qui nous animent. Comme l’expose Luke Rhinehart: "…Toute société est fondée sur le mensonge. Celle d’aujourd’hui est fondée sur des mensonges contradictoires. L’homme qui vivait dans une société simple et stable, à mensonge unique, digérait le système du mensonge unique en un moi unifié et le dégoisait le restant de sa vie, sans être contredit par ses amis ou ses voisins, sans se rendre compte que 98 % de ses croyances étaient des illusions, que la plupart de ses valeurs étaient artificielles et arbitraires et que la plupart de ses désirs avaient des visées comiquement erronées…"

Comique et subversif, "The Dice-Man" est passé dans la catégorie des ouvrages culte. Timothy Leary utilisait l’acide, Luke Rhinehart utilisait les dés, deux agents perturbateurs en quête de dépassement de soi qui ont poussé le dé-rapage dans ses derniers retranchements. Le monde en sort-il transformé ? La répression ambiante, le règne du politiquement correct tendraient à démontrer le contraire. Est-ce un échec ? Rien n’est moins sûr, car le chaos gagne toujours, l’ordre n’est que passager et la révolution commence chez vous. Soyez créatifs : les dés ne sont pas jetés, vous tremblez dans la main de la chance comme ils frémissent dans la vôtre.

Stig Legrand 2002

Luke Rhinehart (George Powers Cockroft), "The Dice Man", nouvelle édition 1999
HarperCollins; ISBN: 0006513905, 500 pages
Edition originale 1972
Edition française "L’homme-dé" L’Olivier

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