H. Coll. 01

En poussant mon chariot à Carrefour, il m’arrive de croiser un regard amical dans le halo de néon qui baigne les yaourts…

Rare ces yeux braqués sur les miens, force est de constater que le contact humain n’est guère sollicité au supermarché. J’ai plus l’habitude d’entendre dans mon sillage le commentaire incrédule et moqueur du client lambda interloqué, qui par ma coiffure, qui par mon hérisson de sac ou plus généralement surpris par mon allure décalée dans cette esthétique de centre commercial.

Donc, ces yeux m’interpellent une seconde mais très vite, je me rends compte qu’il s’agit des miens, un reflet, ni plus ni moins. Alors, je me souris, enfonce la main dans ma poche et glisse un doigt entre les pages de ce gros bouquin vert amande, sur la couverture duquel un autre caddie beaucoup plus graphique n’attend qu’à se remplir des merveilles choisies avec soin dans les allées du Rayon.

Les nourritures existentielles

Premier choix en magasin, les confitures. Sur l’étiquette, je lis «Marmelade douce-amère de François Amanrich» ; intriguée, je plisse les yeux et rapproche le pot de mon nez jusqu’à déchiffrer «Histoires pour endormir le petit-neveu du marquis de Sade» en tout petits caractères. En transparence, je peux voir des fruits mystérieux, ronds et doux, qui me ramènent à l’enfance. Je dévisse le couvercle et l’arôme étrange me transporte, on dirait un bocal d’innocence qui n’attend que de sombrer dans la perversion. Irrésistiblement séduite, je puise délicatement un soupçon de gelée littéraire, et je me pique sur un zeste de danger. En suçant la goutte de sang qui perle au coin de l’ongle, je dépose le précieux pot contre la grille du caddie.

Me voici devant l’étalage des fruits. Pommes taciturnes, citrons ineptes, non… Pas besoin de couper Les cheveux en quatre, je craque pour la montagne de cerises. Provenance indiquée : les vergers de Catherine Galtier. Etrange, ces cerises ont un parfum oriental, j’ignorais qu’elles poussaient aussi dans la chaleur des pays du levant… Rebondies comme des fesses, cramoisies et joyeuses, elles ne dépareraient les lobes d’Aphrodite ! Il faudra en garder quelques unes pour Felice la shampouineuse, pour ce gros vicieux de charcutier, et s’ils sont sages, on en laissera même pour nos psychanalystes… Le sac va tenir compagnie au pot de confiture au fond du chariot.

Vitrine des pâtisseries ! Mais tous ces babas ne me tentent pas… Tiens, et pourquoi pas des glands, pâte d’amande assortie à la couverture de mon livre qui déforme la poche de mon imper. Glands verts et cochonnes toutes roses signés Sonia Garage, c’est parti ! Je sais, c’est pas bon pour la santé, c’est chimique, c’est trash, pas vraiment classe comme dessert… Et alors ? Avec Cécile, on les mangera en écoutant du hip hop, avant d’aller draguer en boîte… On se lèchera les doigts, et on les frottera contre les gencives, tout poudrés de sucre glace en prétendant que c’est de la cocaïne, c’est ça aussi la vie… Trois articles dans mon caddie, à ce rythme, les courses sont loin d’être finies.

Plat de résistance, j’hésite. Il me faut du simple, du copieux, mais quand même du ludique et pourquoi pas carrément du poétiquement subversif ? Poulet rôti ! Peau croustillante à lécher, chair nacrée qu’on déchire à belles dents, souvenirs de dînettes amoureuses, et ailes à ronger quand elles se sont brûlées à voler trop près du soleil. C’est un poulet «Gilles du Guéret», gage de qualité, à partager avec ses ex sous les étoiles, pour un banquet à la sauce Astérix où nous réciterons ces Poèmes amoureux, que je range avec ma petite collection d’achats.

Tiens une promo sur le raisin «Philippe Hodard»… Juteux et à peine mûr, comme les adolescents qui les récoltent. Souvenirs de vendanges, souvenirs de vacances. Dans leurs grappes sont écrites toutes les joies et les misères qui changent les garçons en hommes. Grains de folie de la première rencontre, sucres perlant à même la peau des jeunes corps brûlés par le soleil, amertume mortelle de la passion quand elle n’est pas réciproque, tanin déposé par les vieux amants. Les fruits sont emballés à l’ancienne, dans du papier journal. Je choisis celui qui s’intitule «Tentative de récupération partielle d’une vie en cours», et le fourre entre les cerises et les gâteaux. Miam.

Bien, que me manque-t-il encore ? Boisson ! Mais pas n’importe quoi : «Champagne !» comme dirait Higelin. Poussant la folie un peu plus loin, je ferme les yeux devant l’alignement de bouteilles et tends la main au hasard. Elle se referme sur un jeune cru, «Sébastien Polique, 1ère année». Parfait, à son goulot élancé, j’imagine un vin frais, vert et fougueux, un vin d’adolescent pubère, ouvert à toutes les expériences. Des bulles plein la tête, j’allonge la bouteille en travers dans le fond du caddie et me dirige vers les caisses, prête à toutes les folies. Mais c’est une autre histoire…

Explication pour ceux qui ne font pas leurs courses

«H. Coll. 01» est le premier recueil de nouvelles hors normes dans la collection Le Rayon. Pourquoi ces textes en particulier ? Ce sont des coups de foudre, des coups au cœur qui déclinent les myriades de nuances de l’amour. L’amour qui voudrait bien, l’amour qui dévore, l’amour au quotidien, l’amour sur lequel on s’appuie, l’amour comme tout le monde, mais toujours différent. Mini-romans, poèmes, contes et chroniques, ces morceaux choisis vacillent du désir à la baise au rythme de chaque plume emportée dans sa version personnelle de l’histoire la plus classique de l’humanité.

Stig Legrand 2002

Anthologie, «H. Coll. 01», Collectif Balland Le Rayon, 2002, 541 p.

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