Fleur de nuit


A l'hospice de la petite bourgade de Paradise, l’apparition d’une voiture de police aux portes du parc provoque un vif émoi parmi les infirmières et les vieillards encore valides. Les langues vont bon train pour commenter l’arrivée d’un frêle corps inerte sous un drap blanc, solidement sanglé au brancard. A distance respectueuse, les rumeurs les plus folles se répandent plus vite qu’un feu de forêt.

«Ayez pas peur, dit le policier, elle est pas dangereuse. A moins, évidemment, que vous lui ayez cassé ses vitres ou volé des mangues dans votre enfance !» Mala Ramchandin a-t-elle ou non commis un crime ?

Ainsi commence l’étrange roman de Shani Mootoo, récit au réalisme magique raconté par Tyler, unique infirmer mâle, sur l’île imaginaire de Lantanacamara au cœur des Caraïbes…

Les racines de cette histoire sont plantées bien des années plus tôt, par Chandin Ramchandin, né au milieu des champs de canne à sucre. La chance veut que le jeune Chandin soit remarqué par le révérend Thoroughly, pasteur venu des Terres humides septentrionales pour créer des écoles et des églises. Arraché à sa condition, «à son destin karmique» en échange de la conversion de ses parents, Chandin reçoit une éducation à l’occidentale et partage la vie de sa famille d’adoption. En grandissant, le jeune homme prêche l’Evangile dans les plantations, vêtu d’une chemise, d’un pantalon et d’un chapeau blanc. Il est secrètement amoureux de la blonde Lavinia Thoroughly, qui le considère comme son frère. L’intégration a ses limites et bien qu’il ait appris à haïr sa culture, la couleur de sa peau, la texture de ses cheveux, son accent et ses parents biologiques en fréquentant les missionnaires blancs, Chandin doit se replier sur Sarah au teint et aux yeux sombres, meilleure amie de Lavinia, avec qui il aura deux fillettes, Pohpoh et Asha.

«Elle regarda sa cour. Des arbres fruitiers et des poivriers avaient surgi de terre à tous les endroits où les oiseaux et les insectes avaient fait tomber des graines. Quelques rosiers aux fleurs couleur de feu et une profusion de cereus en étaient les seuls ornements. Tels des doigts crochus, les racines des cactées avaient percé le bois humide du mur de derrière. Ce n’était plus le mur qui soutenait les cereus mais plutôt l’inverse. La cour offrait à la vue un fouillis de feuillage : jaune vif des limes, argent des eucalyptus, bleu foncé du manguier. »

Le paradis tropical devient enfer du scandale lorsque Lavinia et Sarah prennent la fuite ensemble et sont contraintes d’abandonner les deux petites à Chandin qui, dévoré par la rancune, sombre dans l’alcool. Pohpoh et Asha subissent bientôt les attouchements sexuels et la violence d’un père qui les terrorise. Comment peuvent résister deux enfants humiliées et battues dans un monde qui n’a plus aucun sens ?

«Où est Asha ?» demande parfois Mala Ramchandin à l’infirmier Tyler qui la prise sous sa protection. C’est pour cette mystérieuse Asha que Tyler prend note des quelques bribes compréhensibles que laisse échapper Mala entre une comptine ressassée, une parfaite imitation du chant monocorde d’un grillon ou un piaulement d’oiseau... La vieille dame n’a peut-être plus toute sa tête sous son halo de cheveux argentés aux reflets jaunis, mais elle lui inspire du respect et de la tendresse. Par son mutisme, Mala s’est retirée de la société humaine, et l’aspect efféminé de Tyler le marginalise presque autant.

«Je tentai de comprendre ce qui était normal et ce qui était pervers, qui en décidait et pourquoi.»

Pendant des années, Mala a vécu solitaire, nuit et jour dans son fauteuil à bascule, au cœur du chaos de son jardin sauvage. Un jardin bombardé de cailloux et de noyaux de fruits volés par les enfants du quartier, planté de rangées sur rangées de coquilles d’escargots blanchies comme porte-bonheur. Les tiges grêles des cereus y portent de lourds boutons garance. Une fois par an, ils s’épanouissent en lourdes corolles, où viennent se télescoper les phalènes qui aspirent leur nectar sous la lune. Depuis, le corps décharné de Mala sent l’humus, l’escargot, un curieux parfum de nature…

«La puanteur de la décomposition ne la gênait pas. C’était l’odeur de la vie qui refuse de s’arrêter. L’odeur de la transformation, preuve qu’en réalité rien ne se terminait.»

Dans une langue poétique, un rien surannée, Shani Mootoo sème les graines de l’émotion au fil d’un roman botanique, grouillant d’une vie féconde qui se nourrit de cadavres. Amour, emprise et psychose se pollinisent au plus profond des blessures de l’âme humaine, et fleurissent en corolles secrètes et paradoxales, nocturnes évidemment.

Pour compléter, voici un joli site où lire une fine analyse du roman et présentation de son auteur, en anglais

Stig Legrand mars 2005

Shani Mootoo, « Fleur de nuit », 10/18 Domaine Etranger, décembre 2004,
VO « Cereus blooms at night » 1996, Traduction Robert Laffont 2001,
283 pages; ISBN : 2-264-03539-0

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