Les racines de cette
histoire sont plantées bien des années plus tôt,
par Chandin Ramchandin, né au milieu des champs de canne à
sucre. La chance veut que le jeune Chandin soit remarqué par
le révérend Thoroughly, pasteur venu des Terres humides
septentrionales pour créer des écoles et des églises.
Arraché à sa condition, «à son destin
karmique» en échange de la conversion de ses parents,
Chandin reçoit une éducation à l’occidentale
et partage la vie de sa famille d’adoption. En grandissant, le
jeune homme prêche l’Evangile dans les plantations, vêtu
d’une chemise, d’un pantalon et d’un chapeau blanc.
Il est secrètement amoureux de la blonde Lavinia Thoroughly,
qui le considère comme son frère. L’intégration
a ses limites et bien qu’il ait appris à haïr sa culture,
la couleur de sa peau, la texture de ses cheveux, son accent et ses
parents biologiques en fréquentant les missionnaires blancs,
Chandin doit se replier sur Sarah au teint et aux yeux sombres, meilleure
amie de Lavinia, avec qui il aura deux fillettes, Pohpoh et Asha.
«Elle regarda sa cour. Des arbres
fruitiers et des poivriers avaient surgi de terre à tous les
endroits où les oiseaux et les insectes avaient fait tomber des
graines. Quelques rosiers aux fleurs couleur de feu et une profusion
de cereus en étaient les seuls ornements. Tels des doigts crochus,
les racines des cactées avaient percé le bois humide du
mur de derrière. Ce n’était plus le mur qui soutenait
les cereus mais plutôt l’inverse. La cour offrait à
la vue un fouillis de feuillage : jaune vif des limes, argent des eucalyptus,
bleu foncé du manguier. »
Le paradis tropical devient enfer
du scandale lorsque Lavinia et Sarah prennent la fuite ensemble et sont
contraintes d’abandonner les deux petites à Chandin qui,
dévoré par la rancune, sombre dans l’alcool. Pohpoh
et Asha subissent bientôt les attouchements sexuels et la violence
d’un père qui les terrorise. Comment peuvent résister
deux enfants humiliées et battues dans un monde qui n’a
plus aucun sens ?
«Où est Asha ?» demande parfois Mala Ramchandin
à l’infirmier Tyler qui la prise sous sa protection. C’est
pour cette mystérieuse Asha que Tyler prend note des quelques
bribes compréhensibles que laisse échapper Mala entre
une comptine ressassée, une parfaite imitation du chant monocorde
d’un grillon ou un piaulement d’oiseau... La vieille dame
n’a peut-être plus toute sa tête sous son halo de
cheveux argentés aux reflets jaunis, mais elle lui inspire du
respect et de la tendresse. Par son mutisme, Mala s’est retirée
de la société humaine, et l’aspect efféminé
de Tyler le marginalise presque autant.
«Je tentai de comprendre ce qui était
normal et ce qui était pervers, qui en décidait et pourquoi.»
Pendant des années, Mala
a vécu solitaire, nuit et jour dans son fauteuil à bascule,
au cœur du chaos de son jardin sauvage. Un jardin bombardé
de cailloux et de noyaux de fruits volés par les enfants du quartier,
planté de rangées sur rangées de coquilles d’escargots
blanchies comme porte-bonheur. Les tiges grêles des cereus y portent
de lourds boutons garance. Une fois par an, ils s’épanouissent
en lourdes corolles, où viennent se télescoper les phalènes
qui aspirent leur nectar sous la lune. Depuis, le corps décharné
de Mala sent l’humus, l’escargot, un curieux parfum de nature…
«La puanteur de la décomposition
ne la gênait pas. C’était l’odeur de la vie
qui refuse de s’arrêter. L’odeur de la transformation,
preuve qu’en réalité rien ne se terminait.»
Dans une langue poétique,
un rien surannée, Shani Mootoo sème les graines de l’émotion
au fil d’un roman botanique, grouillant d’une vie féconde
qui se nourrit de cadavres. Amour, emprise et psychose se pollinisent
au plus profond des blessures de l’âme humaine, et fleurissent
en corolles secrètes et paradoxales, nocturnes évidemment.
Pour compléter, voici un
joli site où lire une fine analyse du roman et présentation
de son auteur, en anglais
Stig Legrand mars 2005