Son existence est un non-sens…
La révolution future
commence prosaïquement par l'embauche d'un jeune diplômé d'une école
de commerce. Quelque chose de sérieux dans son regard, son vieil imperméable
qui semble sorti du siècle dernier, touche le cœur de Mélissa des Ressources
Humaines. A moins de vingt-cinq ans, Ferdinand Bataille est une recrue
prometteuse pour le géant des cosmétiques, Health, Beauty, Mind &
Body. Chef de produit au département hygiène-beauté, le jeune homme
focalise l'attention de ses collègues féminines, mais s'avère étrangement
détaché des petits scandales quotidiens du bureau.
Dans son studio de la rue de Rivoli
envahi de matériel informatique, les soirées sont rythmées par sa vraie
passion : l'échange de données entre chercheurs sur internet, les
débats insomniaques où philosophie et sociologie répondent aux sciences
exactes, quand les avancées en physique et les algorithmes génétiques
ouvrent des perspectives à couper le souffle... Puis, Ferdinand explore
les mondes virtuels d'Everquest jusqu'au bout de la nuit en mangeant
des bananes, penché sur son clavier. Pas de quoi affoler les filles ?
Et pourtant !
Ton humanité, Ferdinand, nous on se la fout
au cul
Trop hésitante, Mélissa ne peut
que constater le manège de l'ambitieuse Joséphine, alias JJ, qui joue
tant et si bien de ses charmes qu'elle se glisse dans la vie du jeune
homme en passant par le lit, puis s'incruste à long terme dans une relation
basée sur l'intrigue et la manipulation. Porté par quelques coups de
génie et des journées de seize heures, Ferdinand gravit rapidement les
échelons hiérarchiques jusqu'au sommet de la pyramide. Alors pourquoi
se sent-il déjà mort ?
Ferdinand manque d'air, il se sent
vieux avant l'âge et sa vie se referme sur lui comme un piège. Comment
oublier "qu'il a grandi sans enfance, s'est marié sans amour et survit
sans plaisir."? Le point de fuite se trouve en altitude : c'est
aux commandes de son F22 que sa mémoire s'efface, qu'il peut accélérer
le temps.
"La pureté le saisit et l'extase le renverse."
Régulièrement, il décide de rompre, pour cause de vide sentimental,
sa liaison désormais officielle avec Joséphine, mais c'est le corps
qui le trahit : son odeur, la chair rose et moelleuse de sa langue,
la pulpe de ses lèvres sur la peau de ses couilles...
"Quelquefois tout le monde a tort et on est
seul à avoir raison."
L.J. Allison, président d'Oracle
Quelques mois plus tard, aux bureaux
de New York, alors que Ferdinand dirige la branche US du groupe HBMB,
le French Genius passe la vitesse supérieure. Contraint de licencier
des effectifs malgré les objectifs atteints, sous la pression des actionnaires,
ce patron d'un nouveau genre retrouve le cercle de scientifiques visionnaires
des nuits de sa jeunesse, ces iconoclastes dont les idées vont bousculer
le monde. La justice sociale n'est pas une idée neuve dit Ferdinand,
seulement sous-estimée. Tous les éléments sont en place pour matérialiser
une solution inédite : JE SAIS dit Ferdinand, JE SAIS.
Nous allons organiser la fin du travail
Après le choc de Big, le
constat de Gabriel, l'amertume d'Où je suis, Valérie Tong
Cuong retrouve enfin espoir en compagnie des iconoclastes. C'est peut-être
seulement au moment où le système part droit dans le mur qu'une utopie
peut prendre forme, et comme souvent c'est entre les pages des romanciers
qu'elle fertilise les esprits. L'écriture est ferme, élastique et précise,
tellement évocatrice qu'on la croirait déjà déclinée sur écran de cinéma.
Ferdinand est bien l'héritier des
mouvements underground, mais il s'est affranchi des clichés et des désillusions
qui ont achevé les 70's. Nous sommes dans un millénaire où la science
rejoint la fiction. Humain et logiciel s'unissent pour annoncer un salutaire
renversement des valeurs.
Réservons la conclusion à l'auteur
d'un roman vraiment e-conoclaste : "La société qu'imagine Ferdinand,
c'est une société dans laquelle le travail revient à une place utilitaire,
donc réduite, et cesse d'être une valeur centrale. Ce n'est pas seulement
l'ère des loisirs mais aussi l'ère de la culture, de la science, des
arts et de la solidarité. C'est une société fourmillante d'activités,
donc fourmillante d'objectifs individuels autant que collectifs. Comme
ce n'est pas une société anarchique, il y a forcément une forme de hiérarchie,
qui est le corollaire de toute organisation. C'est une utopie sociale
compliquée à réaliser, mais peut-être pas impossible !"
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Lucie Guerrier - Mars 2003