"Si l'homme est un océan, il
n'a pas plus de deux pouces de profondeur."
Quant à la classification de la
barbarie, il arrive parfois que le spectateur des horreurs contemporaines
ressente, non sans culpabilité, une empathie plus marquée envers les
ours torturés au fin fond de la Chine pour servir la pharmacopée qu'avec
les orphelins roumains qui croupissent dans les asiles à quelques frontières
des confortables salons parisiens. Peut-être que la douleur plantigrade
apparaît plus facilement gérable : officiellement abolie par de nouvelles
lois mandarines, probablement prise en charge par le WWF et son gentil
panda, nounours a même plus mal à la peluche… La misère des enfants
aux yeux vides passe plus difficilement la barrière de l'écran, l'armure
trinitron coins carrés fait son office de garde-fou pour les âmes vulnérables
à l'excès d'émotion.
"La conscience de l'homme se rend rarement jusqu'au
bout d'une pensée ; elle préfère descendre deux ou trois stations avant
le terminus, laissant le reste aux professionnels de l'inconscient."
Huître, ours, écrivain, l'égalité
est restaurée dans l'épreuve de l'Expérience Interdite car l'homme est
un animal. Tout ce qui peut générer un profit est exploité, pressé comme
un citron. C'est le génie de celui qui cultive et monnaye l'art des
plus faibles : il connaît la valeur marchande, établit une hiérarchie
des paumés. C'est ainsi qu'inspiré par la technique de culture perlière
du célèbre Mikimoto, aguerri par un trafic de bile d'ours ponctionnée
à même l'animal torturé et poussé par une vision idéaliste de la littérature,
le futur Maître de Cérémonie Bill Yeary, invente sa version personnelle
de la résidence d'auteur. Isolé sur l'îlot de Guam au large des Philippines,
les parois à pic de son hôtel troglodyte sont tapissées de minuscules
cages où pleurent et vocifèrent des écrivains esclaves qui y expriment
pourtant le meilleur d'eux-mêmes, à l'abri des pièges du confort et
de la société. Ne reste plus qu'à l'habile MC de trier chiures mentales
et cristaux de rêve…
"Vous savez ce que c'est qu'un introverti ?
C'est quelqu'un qui est enfermé de toute façon. Alors, vous aurez beau
faire, ils chercheront toujours la liberté en creusant des tunnels à
l'intérieur d'eux-mêmes plutôt qu'à l'extérieur."
Les pensionnaires ont dépassé pour
la plupart le stade de la révolte, d'ailleurs ce sont des otakus qui
ont perdu la foi, des hikikomori qui n'avaient d'horizon que leur quatre
murs. Vampirisés dans la veine de l'inspiration, ils produisent à la
demande, et leurs notes philosophiques ont la saveur brute que seuls
écrivent les monstres de solitude. Cette géhenne de gratte-papier, soutenue
par des acolytes silencieux au service d'un misanthrope, présente une
perspective désespérante du présent littéraire. Désabusés, repentants
ou sublimateurs, les hôtes de la grotte acceptent leur calvaire contre
une leçon d'abyme.
Face à cette étrangeté romanesque,
où par refus de l'hypocrisie humaine, même le Yéti renvoie l'alpiniste
à sa solitude, les pages semblent se multiplier pour construire un livre
claustrophobique dont on cherche la sortie sans grand espoir, contaminé
par la catatonie de ses prisonniers.
Stig Legrand - Décembre 2003