Entretien avec Pierre Bonnasse


Parce qu'il aime les rencontres, qu'il prend le temps d'écouter celui qui le questionne et qu'il a confiance dans le potentiel de celui qui le lit, parce qu'il a comme objectif de partager sa vision du sublime via ses livres, ses articles ou cet entretien, c'est un plaisir de vous présenter Pierre Bonnasse, auteur et chercheur en littérature et états de conscience modifiés.

Provocateur d'épiphanies, il aborde l'e-terview d'un esprit ouvert aux merveilles et vous emmène visiter son territoire des vertiges, là où les mots poussent le lecteur dans le vide pour qu'il y ouvre tout simplement ses ailes.

Le Littéraire : Pierre Bonnasse, vous étudiez depuis trois ans les relations entre littérature et enthéogène à l’Université de Pau. Quels sont les facteurs qui vous ont poussé dans cette voie ?

Pierre Bonnasse : Permettez-moi d’abord de vous remercier pour cet entretien. Morrison a écrit que "l’interview est une nouvelle forme d’art", conception à laquelle je crois et j’aspire, aussi je tâcherai d’être le plus rigoureux possible, car cet exercice, aussi périlleux que passionnant, m’incite au dépassement et me pousse à la jubilation d’être via le va et viens vertigineux de la parole et la vélocité du verbe. Et parce que cet entretien s’inscrit dans votre rubrique intitulée "Dans les cordes", il doit participer au poème en s’inspirant du combat de boxe. Il s’agit donc de voler comme un papillon et de piquer comme une abeille. De voler et de piquer pour faire voltiger le verbe, et surtout de sourire, pour faire jaillir de ce cœur à cœur une joute joyeuse.

Les facteurs sont nombreux et tous liés les uns aux autres, car je crois fondamentalement que tout est lié et que tout est Un, que le hasard n’existe pas (ou presque… cela dépend de quel point de vue on se place ou de quelle attitude on adopte face à l’existence). Nous y reviendrons certainement. Je parlerai donc, pour être précis, de facteurs qui m’ont poussé, non pas dans "cette" voie, mais sur la Voie. Car qu’est-ce qui m’intéresse dans ces relations littérature/enthéogène ? Certains s’imaginent (vérifié par expérience vécue) que je participe souvent à des cérémonies chamaniques ou à des sessions improvisées façon Timothy Leary… Eh bien non ! "Prendre et s’abstenir" écrivait Michaux : il y a certainement dans ces infinitifs beaucoup de vérité, bien que je ne sois par particulièrement « de type buveur d’eau », comme ce dernier a pu l’écrire à son propos. Mais ça viendra peut-être.

L’intérêt que je porte à ces relations réside essentiellement dans l’expérience spirituelle et sa transmission, plus précisément dans la capacité que ce type d’expériences a à induire une expérience de cet ordre. Tout est là. Donc étant un raccourci prodigieux qui n’a d’égal que son ambivalence (le paradis et l’enfer se côtoient de près), l’enthéogène, associé à l’écrivain qui l’absorbe, génère une littérature d’une richesse exceptionnelle pour qui cherche à comprendre le sens de l’existence et l’incroyable potentiel humain. Mais j’ai pu observer que ces expériences entraînent parfois chez certains de sérieux troubles. Aussi je recommande la plus grande prudence. Entre la diabolisation et l’apologie il y a un juste milieu sûrement plus sage et qui évite bien des problèmes. Il faut donc être honnête lorsqu’on aborde ces questions et ne pas chercher à prendre tel ou tel parti, ou s’empresser de légitimer cela en le passant directement au crible d’une idéologie dualiste de type «c’est bien» ou «c’est pas bien» ou «j’aime» / «j’aime pas».

Une telle attitude est d’ailleurs bien caractéristique de la pensée occidentale et de la conscience ordinaire et séparatrice. L’attitude qui me semble juste nécessite de dépasser ces dualismes primaires pour s’inscrire dans une quête rigoureuse de la vérité ("vérité" dans un sens ontologique : j’entends par là ce qui est vraiment et non pas ce que je crois être, nuance fondamentale). Dans l’introduction de l’anthologie, j’évoque La promenade sous les arbres de Philippe Jaccottet, un texte intelligent qui peut nous aider à prendre le recul nécessaire face aux écrits visionnaires puisqu’il nous incite à évaluer le degré de vérité des visions évoquées.

Pour répondre à votre question et pour revenir aux facteurs, je dirais que tout a commencé quand j’ai pour la première fois plongé dans le poème. Plonger, à n’en plus revenir…
Je ne sais pas si j’ai répondu à votre question ? Vous savez, après avoir lu Charles Duits et Aldous Huxley, il est bien difficile de ne pas chercher à en savoir davantage… Considérons-les donc comme de forts facteurs et la réponse passera enfin comme une lettre à la Poste. L’intérêt d’un tel sujet de recherche réside aussi dans le fait qu’il est résolument transdisciplinaire, faisant appel, outre à la littérature, à l’anthropologie, à la psychologie, à l’ethnobotanique, à l’histoire, à l’art, aux sciences religieuses… tous les aspects de la recherche sont là.

Dès la rentrée universitaire, je continuerai mes recherches au sein de l’Ecole Pratique des Hautes Etudes (en co-tutelle avec l’Université de Pau) - et prenez le comme un koan si le cœur vous en dit - tout en élargissant mes recherches dans une logique de réduction. Car comme le disait Sénèque, on est nulle part quand on est partout. Et Dieu sait s’il est facile de se perdre ! Ma problématique reste toujours la question de la quête de conscience en littérature, autrement dit, dans la vie. Les enthéogènes ne sont pas les seuls raccourcis : il en existe d’autres, mais nous aurons sûrement l’occasion d’en reparler un jour. Disons simplement que mes recherches sont à cheval entre la littérature et les sciences religieuses, en d’autres termes, portées sur l’étude de l’homme, de son évolution et du sens de son existence, avec une réelle volonté de rassembler.

Le Littéraire : Vous orientez donc votre travail dans une perspective de plus en plus ésotérique ?

Pierre Bonnasse : Tout dépend de ce que l’on entend par «ésotérique». Rien n’est plus fascinant à mes yeux que l’ésotérisme – entendons-nous bien, le véritable ésotérisme, pas ce qu’on désigne aujourd’hui pour cette pseudo-spiritualité de masse, qui loin de libérer l’homme, l’asservit tant et plus à ses passions les plus funestes. L’ésotérisme a changé ma vie car il m’a fait comprendre la nécessité d’observer chaque phénomène, chaque chose, sous un angle non plus seulement interdisciplinaire mais bien transdisciplinaire, autrement dit, il m’a incité à considérer chaque élément à « ce qui le fonde, le traverse, et le dépasse », pour emprunter la formidable formule de Michel Camus. Non plus simplement regarder les choses, mais les Voir vraiment : la nuance est fondamentale, puisqu’elle participe pleinement à l’expansion de notre potentiel humain. Les horizons doivent être aussi abordés dans leur verticalité. Tout est là.

Le Littéraire : A travers vos textes, le lecteur peut constater chez vous une véritable passion pour le livre, pour le texte et le langage. Selon vous, quel est le réel pouvoir de l’écrit ?

Pierre Bonnasse : Les pouvoirs de la parole sont justement le sujet de mon prochain livre qui sortira début novembre aux éditions Dervy. Ecrit ou oral, peu importe finalement, c’est encore une autre question qui concerne la réception par un auditeur ou par un lecteur. Ce qui m’intéresse dans ces relations et qui montre une fois de plus que tout est Un est de voir dans quelle mesure les pouvoirs de la parole et les niveaux de conscience sont inextricablement liés, comme les deux faces d’un même prisme, lequel ne concerne rien d’autre que l’être humain.

Pour résumer ma problématique centrale en une phrase, disons qu’il apparaît que les pouvoirs de la parole semblent corrélatifs au niveau de conscience de celui qui parle. Ceci dit, le livre m’a littéralement délivré, je ne peux donc que lui être reconnaissant, en lui dévouant une singulière passion. Précisons quand même que lorsque je dis «le» livre, j’entends par là un certain type de livre, ceux qui sont des «maîtres de poche» comme dirait Daumal. Des livres de pouvoir, capable d’agir puissamment sur le lecteur.

C’est encore lié à la capacité de sa parole, à la force du texte, aux limites de sa langue. Sans être manichéen, il faut quand même reconnaître «l’horreur de la situation» et constater qu’il y a une parole qui endort et qui nivèle par le bas, et une parole qui éveille et qui secoue les consciences. Je suis partisan de la seconde, même si la première permet de comprendre nombre de caractéristiques de l’étrange psychisme humain. Quand il y a quelque chose à comprendre… «Poésie noire, poésie blanche».

D’autre part, lorsque je parle de «littérature enthéogène» en introduction de l’anthologie, je fais évidemment référence à la littérature relative aux plantes sacrées, mais aussi plus largement à toute la littérature qui s’intéresse de près à l’expérience spirituelle, précisément, à celle qui est capable d’éveiller en nous-même un sentiment divin. D’où l’usage de ce néologisme.

L’écrit a de nombreux pouvoirs, le plus fondamental étant encore une fois celui qui nous éveille et qui paradoxalement nous pousse à sortir du livre pour mieux comprendre le monde, pour apprécier la vie dans justement ce qu’elle a de vivant. L’écriture est une véritable ascèse spirituelle, un sérieux travail. Quand l’écrivain compose, il travaille sur lui-même ; quand il crée, il se dépasse et se relie à quelque chose de plus haut. Ensuite et s’il le souhaite, il partage.

Autre chose : on entend souvent dire que les mots sont impuissants à dire, qu’ils sont menteurs, inaptes à transmettre l’essence des choses et que par conséquent il convient de s’en méfier. Je pense qu’on se trompe de cible : je crois au contraire et à l’instar de Daumal que "les mots portent les choses". Comme disait Charles Duits, "ce ne sont pas les mots qui sont morts, ce sont les hommes".

Ce sont aussi les hommes qui sont menteurs et versatiles, non ? Il est aussi stupide de dire que les plantes sacrées sont dangereuses que de dire que les mots sont menteurs. En effet, pourquoi ce besoin constant de toujours accuser l’outil ? Qui donc prend les décisions, les hommes ou les outils ? Réponse évidente, mais quand il s’agit de savoir qui assume la décision, les choses se compliquent, alors qu’en réalité, la réponse reste la même. Le pouvoir de l’écrit dépend donc naturellement de l’écrivain et de la capacité de réception du lecteur.

Le Littéraire : Korzybski écrivait que "La carte n’est pas le territoire", mais vos auteurs favoris ont bien tenté de mettre en mots l’indicible qu’est l’expérience psychédélique. Selon vous, un récit, un poème peuvent-ils transmettre l’essence de cette expérience, et par là même remodeler durablement la conscience du lecteur ?

Pierre Bonnasse : Fondamentalement, bien que les mots ne remplaceront jamais l’expérience vécue. Pour être plus précis, le mot a une efficacité réelle qu’à la condition suivante, déjà évoquée par Daumal : il doit exister entre le parleur et l’auditeur une expérience commune de la chose dont il est parlé. Sans cette condition, il est bien difficile de se comprendre vraiment. Ceux qui connaissent le territoire peuvent facilement s’entendre sur la carte, puisqu’ils savent, par expérience, à quelles réalités celle-ci se rattache. Si l’un des deux ne connaît pas le territoire, il ne fera qu’imaginer ce qu’il voit sur la carte et se trouvera en décalage avec la réalité. Ceci dit, la carte n’est pas inutile, puisqu’elle pourra le guider, encore faut-il que la personne sache où elle souhaite aller, le veuille vraiment et ait un minimum le sens de l’orientation ! (rires)

Un écrivain comme Charles Duits a changé ma vie. A la force de ses mots, il m’a fait basculer. Certains germes étaient certes présents, mais il a radicalement accéléré le processus pour un départ sans retour. Daumal m’a réellement fait douter qu’"une pensée claire" puisse être indicible. Ce qui ne veut pas dire que j’ai forcément les pensées claires et que m’a parole est «blanche». Loin s’en faut ! Elle est de toute façon toujours teinté de noir, de gris, voire même de rouge ou de vert… Mais la conception de la poésie évoquée par Daumal représente à mes yeux un idéal vers lequel je souhaite résolument tendre. C’est l’intention qui compte, n’est-il pas ?

«Et moi qui n'ai pas d'autre arme, dans le monde de César, que la parole, moi qui n'ai d'autre monnaie, dans le monde de César, que des mots, parlerai-je ? Je parlerai pour m'appeler à la guerre sainte. Je parlerai pour dénoncer les traîtres que j'ai nourris. Je parlerai pour que mes paroles fassent honte à mes actions, jusqu'au jour où une paix cuirassée de tonnerre régnera dans la chambre de l'éternel vain-queur.» (René Daumal, «la Guerre Sainte»)

Le poème ou le récit doit effectivement chercher à transmettre une essence, qui peut être celle d’une expérience. Mais elle ne doit pas s’adresser seulement à la personnalité du «récepteur», à son moi social préfabriqué et menteur fait de préjugés. La parole doit s’adresser aussi et surtout à l’essence de l’homme. La littérature est un dialogue d’essence à essence, «i shin de shin» comme on dit dans le zen : «de mon âme à ton âme». Encore faut-il que celle-ci soit accessible. Car les masques nous barrent la route, ils nous aveuglent, nous empêchent d’être honnête avec nous-même et avec les autres. La littérature est une quête de soi, de l’essence et donc de l’essentiel. Mais elle ne « emodèle» pas : elle dé-modèle pour nous faire voir. L’éveil véritable, lui, est résolument translittéraire et il est clairement plus affaire d’acte que d’état. L’enjeu est grand et le mouvement perpétuel. Daumal l’a très bien dit. N’oublions pas enfin, pour finir de répondre à cette question d’un intérêt crucial, que «l’art doit être au service de la connaissance» et que par conséquent la littérature qui aspire à éveiller relève moins de la lune que du doigt qui la montre.

Le Littéraire : De l’essai, du poème ou du roman, quelle forme vous semble la plus adaptée à la transmission de l’expérience des plantes sacrées ?

Pierre Bonnasse : Georges Perec disait que chaque forme pose la même question mais en l’exprimant différemment. Je pense que la transmission opère toujours selon des modes différents selon ce qui cherche à être transmis d’une part et à qui cela veut être transmis d’autre part.
Toutes les formes me semblent utiles, tant qu’elles arrivent à servir le fond. C’est le messager qui doit parvenir à transmettre le message de la façon qui lui semble (à lui et à lui seul) la plus juste, la plus efficace, la plus pertinente. Je dirais ensuite : peu importe la forme tant qu’elle est poétique, agissante sur tout l’être. Ensuite, peu importe que le livre soit petit, trapu, rond ou carré, tant qu’il peut nous secouer, peu importe la forme tant qu’elle participe au poème, tant qu’elle est capable de transmettre la «Saveur» (celle évoquée dans l’opération poétique selon la théorie hindoue), tant qu’elle est capable de nous montrer ce que nous n’avions pas vu !

Le Littéraire : Qu’avez-vous pensé des récents films chamaniques de Jan Kounen comme «Other worlds» et «Blueberry» ? La poésie de l’expérience de l’ayahuasca se prête-t-elle aussi bien au cinéma qu’à l’écrit ? Avez-vous trouvé des relations entre ces films et l’art pictural des peuples premiers ?

Pierre Bonnasse : J’ai une préférence pour «Other worlds». Le documentaire est au cinéma ce que l’essai est à la littérature. C’est une forme que j’affectionne particulièrement. Le côté «didactique» ne gâche pas le «poétique». Les deux s’allient admirablement bien. Je crois que Jan à essayer de mêler les deux dans son documentaire. Sans compter la part artistique avec les effets spéciaux, lesquels ne sont pas sans rapport avec les dessins illustrant l’anthologie. Encore une fois, il utilise différentes formes pour poser la même question.

La «poésie de l’expérience de l’ayahuasca» se prête aussi bien au cinéma qu’à l’écrit dans la mesure où l’image est aussi une parole. Elle peut donc être poétique et avoir la même force d’action que le mot, en d’autres termes, un puissant pouvoir de percussion. La difficulté principale d’une mise en mots ou d’une mise en scène réside dans la restitution des sensations vécues lors de l’expérience. Peut-être ne peuvent-elles être qu’approximatives, mais tout le travail est là. Il y a un lien étroit entre la démarche de Jan et celle de Stanley Kubrick avec 2001, L’Odyssée de l’espace et ce lien doit être recherché du côté de la sensation et du sentiment bien plus que du côté de l’intellect. Ces films s’adressent au cœur et au corps avant de s’adresser à la tête. L’Art est avant tout affaire de sensibilité.

Les relations entre ces films et l’art pictural des peuples premiers sautent aux yeux, je serais même tenté de dire : «pour les ouvrir». Encore une fois, diverses formes révèlent un fond commun. Concernant l’art chamanique, on est toujours en présence de ce que Jung appelle des «archétypes». Le plus révélateur concernant l’art inspiré de l’ayahuasca est le serpent. On le retrouve partout, quelque soit la culture. Dans l’art huichol par exemple, le cerf, associé au peyotl, est très présent ; c’est un symbole récurrent qui exprime une très profonde signification pour ces Indiens. Mais force et de constater que toute la littérature relative au cactus sacré n’évoque pas le cerf, alors que celle inspirée par l’ayahuasca évoque toujours le serpent. Simple constatation, mais qui fait poser beaucoup de questions. Les premiers anthropologues disaient que les Indiens voyaient des serpents parce que ce reptile est au cœur de leur culture et façonne leur quotidien. «Ils vivent avec les serpents, donc ils en voient lors de leurs transes» : faux. La réalité montre que c’est plus compliqué que cela. Les chamans disent que le serpent est l’esprit de l’ayahuasca…

Mais tout cela pose des problèmes à la pensée rationaliste qui n’arrivent pas à expliquer le phénomène… Ils ne cherchent qu’à comprendre avec leur tête. Or il y a des choses qui ne se comprennent qu’avec le cœur ou qu’avec le corps. Il faut parfois apprendre à laisser la tête de côté. C’est toute la différence entre savoir et sentir, entre regarder et voir, entre imaginer et comprendre. L’expérience mystique concerne à la fois la tête, le corps et le cœur. Il n’est point d’accession aux forces supérieures sans l’implication de la totalité de l’être. Tout le monde peut le vérifier.

De plus, il convient de souligner ici la part subjective avouée des films de Jan : il a lui-même expérimenté l’ayahuasca sous la direction d’un chaman pour en puiser le tissu visuel de ses films. Ses films témoignent de son expérience et il est bien légitime de vouloir montrer ce que l’on a soi-même vu : on a ainsi le mérite de savoir de quoi on parle. Après ses dures expériences, Jan ne pouvait garder tout ça pour lui : c’est l’expérience qui l’a poussée au partage, non l’inverse… C’est pourquoi D’autres Mondes et Blueberry – vu et approuvé par le chamane shipibo Kestenbetsa - forment un tout indissociable de son point de vue. Je conseillerais quand même à celui qui n’a encore rien vu et qui de surcroît est néophyte en la matière de commencer par le documentaire qui apporte un éclairage nécessaire à la compréhension du film. Car bien que Jan y reproduise ses visions personnelles, il est clair qu’elles correspondent avec les visions de tous ceux qui font ce type d’expérience : figures en forme de serpents, de crocodiles, les diamants (je vous renvoie à ce propos précisément à la conférence d’Huxley qui est reproduite dans l’anthologie), la lumière, tout cela sont des éléments récurrents des visions, tout cela relève des formes archétypales et tout cela nous concerne, à tous. Relisez l’Apocalypse ou le Livre d’Ezéchiel et vous y retrouverez le même type de visions.

Enfin et pour finir d’établir quelques relations entre ses films et l’art des peuples premier, je tiens à souligner l’authenticité des chants chamaniques qui participent au voyage du spectateur. Ces «icaros» - révélés par les plantes - sont les chants sacrées qui guident l’investigateur dans ses visions. Ceux qu’on entend dans le film de Jan sortent directement de la bouche du chaman. Ils ont un effet régulateur, thérapeutique. Les vibrations agissent au cœur de l’être pour le soigner, pour tenter de le guérir de son douloureux tronçonnement.

Le Littéraire : Dans votre ouvrage «Les voix de l’extase», vous concentrez vos recherches sur ceux qui ont ramené un témoignage écrit de leur expérience de conscience modifiée. Mais pensez-vous que la transmission aux autres soit l’aboutissement ultime d’une telle expérience ?

Pierre Bonnasse : Je pense que la transmission est l’ultime aboutissement de toutes expériences.
L’écrivain écrit d’abord pour lui-même. Ensuite, il peut donner…

J’ai observé que ce livre intéresse principalement un public féminin, comme si le chamanisme nous reliait à l’esprit féminin des choses… Et pourtant, l’anthologie ne comporte qu’une seule femme, que je tiens ici à saluer pour son investissement tout au long de ce projet. Isabelle Clerc est une femme remarquable et démarquée, qui connaît très bien la Colombie et l’usage du yagé chez les peuples indiens qui l’habite. Isabelle est maintenant une sœur, que je salue solennellement.

La transmission est encore une question fondamentale. Pourquoi transmettre ? Celui qui comprend quelque chose peut jalousement le garder ou en faire profiter les autres. Certains ont peur de perdre en donnant mais cette idée naît d’une conception matérialiste des choses. Dans le domaine spirituel, il faut donner pour recevoir, hisser quelqu’un sur sa marche pour avoir une chance de franchir la suivante… L’homme est fait pour vivre avec des hommes et il ne peut rien faire seul, même si l’on prétend quand même pouvoir le faire… Transmettre, c’est aider son prochain et peut-être aussi, une forme supérieure de travail sur soi.

Le Littéraire : Quelles sont vos impressions sur la volonté actuelle de rassemblement des données concernant les états modifiés de conscience, rendue possible par internet, sur des sites comme Lycaem ? Est-ce une démarche utile ? Que ressort-il de ces témoignages d’usagers modernes, dont bon nombre sont habités d’une démarche quasiment mystique ?

Pierre Bonnasse : Ces sites sont une source d’informations utile, mais ils ne remplacent pas les livres et encore moins l’expérience. Mais c’est toujours intéressant de rassembler des données. Rassembler permet de comparer et parfois de comprendre. Au moins de prévenir et d’éviter certains incidents dus à l’ignorance. D’autre part, Internet est un lieu d’échanges intéressant. Un outil qui participe peut-être un peu plus à la révolution psychédélique amorcée par le docteur Leary, toujours en train de se faire, et qui participe selon les mots de Charles Duits à la «démocratisation de l’illumination»… Mais la révolution de l’esprit est-elle populaire ? A l’instar de la poésie, elle est plutôt opaque à tout populisme et il semble clair que cette révolution est avant tout personnelle. Je crois plus facilement à l’évolution de l’homme qu’à l’évolution des masses ! Mais je suis près à accepter le contraire, bien que convaincu – par simple observation - que ça va être difficile à prouver…

Le Littéraire : L’humain côtoie les plantes sacramentelles depuis la nuit des temps, certains imaginent même que celles-ci sont à l’origine de la civilisation. Aujourd’hui, y a-t-il matière à évolution pour l’homme moderne à travers ces substances ?

Pierre Bonnasse : Ce qui est sûr c’est qu’il y a toujours matière à évoluer et que l’homme en a toujours besoin, avec ou sans substances. L’intérêt des plantes sacrées, relativement à cette question, est qu’elles induisent une conscience écologique, ce qui aujourd’hui est un facteur non négligeable. Pour Gordon Wasson, célèbre mycologue et inventeur du mot «enthéogène», ces plantes sont un important facteur de religiosité ; Terence Mc Kenna montre d’autre part que ces substances agissent directement sur l’activité linguistique du cerveau, à tel point qu’elles seraient liées à l’apparition du langage… Thèses fort passionnantes !

A chacun de choisir son chemin, à chacun de prendre les décisions qui seront bonnes pour lui, à chacun de les assumer. Don Juan avait dit à Castaneda (Voyage à Ixtlan) : «En aucun cas ces plantes ne constituaient les éléments essentiels de la description du monde propre au sorcier, mais elles étaient simplement un moyen aidant, pour ainsi dire, à cimenter les parties de la description qu’autrement j’aurais été incapables de percevoir. L’insistance avec laquelle je m’agrippais à ma vision habituelle de la réalité m’avait pratiquement rendu imperméable aux intentions de don Juan. Par conséquent, c’est uniquement mon manque de sensibilité qui avait justifié la continuité de l’usage des psychotropiques»

Je crois que tout est dit dans ces paroles. A chacun d’en juger la nécessité et l’utilité pour lui-même, à chacun de choisir.

Le Littéraire : On dit parfois que plus que la politique, c’est la culture (musique, littérature, cinéma…) qui fait changer la société contemporaine. Quelle est selon vous la part d’influence qu’ont eu les créatifs initiés aux états de conscience modifiée sur la culture actuelle ?

Pierre Bonnasse : Une part énorme. Il y a plusieurs façons de voir la chose. Mais force est de constater que si l’on en juge à l’ensemble des hommes, la politique a une influence plus importante, en terme quantitatif. En terme qualitatif, c’est une toute autre histoire ! La part d’influence est perceptible essentiellement dans l’art en général : dans le cinéma, dans la musique, dans la littérature. Dans la pub aussi, mais c’est là le plus affligeant : comment ne pas être affligé lorsque certains utilisent l’image de John Lenon ou de Che Guevara pour vendre des voitures ou je ne sais quoi d’autres ? La part d’influence est aussi perceptible dans l’intérêt porté aux médecines alternatives et aux méthodes de développement personnel, dans la recherche de la spiritualité (d’où le nombre croissant de bouddhistes par exemple). Les beats et les hippys ont d’une certaine façon infiltré le zen dans la contre-culture des années 70. Il doit y avoir un peu de ça ! non ?

La contre-culture des années soixante et soixante-dix a modifié la vie de nombre de gens, peut-être pas toujours dans le bon sens pour certains (mais qu’est-ce qui est bien ou mal ?), mais elle a permis à quelques uns de trouver leur propre voie. C’est l’essentiel. «Les Indiens pas Marxistes» écrivait Ginsberg dans sa dédicace à Pablo Neruda. Il faut prendre ces paroles au sens large : «le spirituel, pas le matériel».

Le Littéraire : J’ai noté que vous aimiez écrire sur les autres : Artaud, Huxley, Castaneda, Waldberg, Duits, Velter…. Qu’est ce qui vous pousse à cela ?

Pierre Bonnasse : Ecrire sur les autres est une façon pour moi de les remercier pour ce qu’ils m’ont transmis, pour ce qu’ils m’ont donné, tant par leur personnalité et leur essence que par leurs œuvres. J’aime passionnément fixer des visages vertigineux pour tenter d’en capter ne serait-ce qu’une singulière expression. Ecrire sur les autres est aussi un moyen de faire découvrir - dans une logique de partage - des hommes remarquables à des gens qui peut-être auraient pu passer à côté. Ecrire sur les autres est aussi une façon de me rapprocher d’eux avec la tête le cœur et la plume. Quand j’écris sur quelqu’un, je me sens au plus près de lui. Je peux le toucher…

Par dessus-tout, j’ai toujours eu la sensation profonde d’appartenir à une filiation d’écrivains chercheurs d’absolu et de vérité, en quête du «lieu et de la formule», une sorte de fils d’Ariane qui relierait l’alpha à l’omega, mais sans qu’on puisse jamais en saisir totalement la longueur, l’entière direction et la portée. L’idée de filiation me fascine au plus haut point et me fait dire que finalement nous ne sommes jamais seul et que nos chemins, toujours jalonnés de fabuleuses rencontres et de miroirs à traverser, vont de gens en joies et de visages en aventures.
"Des visages, des figures, des portraits, des poètes et des parcours, au fil des oeuvres et des envies, des jours noirs et des nuits blanches, pour marquer au fer rouge l'empreinte sacrée d'une joyeuse filiation inscrite dans le registre du feu et dans un face à face sans fin -" (P.B.)

Mais je suis bien conscient aussi qu’écrire sur les autres, c’est encore et toujours écrire sur soi-même…

Le Littéraire : Après les 16 portraits des «Voix de l’Extase», le papier sur André Velter et Georges Perec, que nous réservez-vous d’autres ?

Pierre Bonnasse : La liste ne peut plus s’arrêter, elle s’arrêtera net seulement le jour où la Grande Faucheuse surgira (le seul portrait qu’il nous sera à jamais impossible de faire correctement)…
Mon dernier papier, concernant Georges Perec, est surtout un prétexte, une occasion saisie sur le vif qui m’a été donnée par la vie, et s’inscrit pleinement dans ce que Claudel appelait «la jubilation des hasards»… Ce papier marque au fer rouge la translation sans retour Pau-Paris et la fixation dans cette ville où pullulent justement nombre de visages qui m’ont poussé à la conversion de l’être et de la parole. Ce déplacement me stimule et me pousse à écrire toujours plus jusqu’à l’épuisement. Après pignon sur rue, je me fais pignon sur Net.. (rires)

Mon prochain livre (Mode d’emploi de la parole magique) est aussi composé de visages en quête de vérité et de connaissance, cherchant dans la littérature une parole d’éveil, en opposition à ce que Gurdjieff appelle la «parole putanisée», à ce qu’on pourrait aussi appeler «l’extension du domaine du médiocre», bref, une littérature tout juste capable «d’aiguiser le bec des corbeaux» mais qui pourtant inonde les librairies et pollue les magazines littéraires.

Enfin, d’autres portraits commencent à s’écrire, et bientôt, nous les entendrons peut-être crier, nous les entendrons peut-être dire la rumeur des verbes dans un concert d’échos et dans la résonance nouvelle des ravissements…

Le Littéraire : Pour conclure, quels sont vos (autres) projets et que souhaiteriez-vous voir évoluer dans la perception du public face à l’approche psychédélique du monde ?

Pierre Bonnasse : Ce qui doit évoluer, c’est la tolérance, le niveau de compréhension, de conscience et de sincérité. Ce que je souhaite profondément, c’est que les gens se débarrassent de leurs œillères et cherchent réellement à comprendre les choses par eux-mêmes, sans se conformer aux idées reçus et au prêt à penser qui n’a de cesse d’encrasser la conscience. Ensuite, tant que les gens se respectent et sont tolérants les uns envers les autres, il n’y a pas de problème ! Le respect est la base de tout et il suffit à lui seul pour vivre un monde meilleur, moins médiocre et plus magique.

Prenons un exemple concret de «sincérité» : si demain, tous ceux qui se disent «chrétiens» (je prends cet exemple car ils sont nombreux et dirigent souvent le monde) se mettaient à vivre réellement selon les préceptes du Christ (ce qui paraît logique pour un chrétien ! mais force est de constater encore, l’écart entre ce que les gens disent et ce qu’ils font, entre ce qu’ils voudraient être et ce qu’ils sont vraiment), je vous promets que les choses changeraient du tout au tout, et que «la perception du public face à l’approche psychédélique du monde» ferait un grand pas en avant. Mais je sais que c’est impossible et que pour beaucoup la sincérité ne restera qu’un mot vide de sens. Faisons donc avec.

Mes projets sont aussi nombreux et diversifiés que convergents. Je poursuis la rédaction de plusieurs livres – essais, poésie, nouvelles, textes divers… et de quelques papiers. Le futur s’avère donc plutôt florissant mais je m’en tiendrai pour l’instant rigoureusement qu’au moment présent, car c’est ici et maintenant que tout se joue, de notre naissance à notre mort, depuis peut-être bien avant jusqu’à peut-être bien après...

Propos recuillis par Stig Legrand - Septembre 2005


PUBLICATIONS

Essai :
Mode d’emploi de la parole magique (essai sur les pouvoirs du langage), éditions Dervy, novembre 2005.

Anthologie :
Les Voix de l’Extase, l’expérience des plantes sacrées en littérature (anthologie), Trouble-fête, 2005.

Poésie :
"La tempora de la mediocritat", Pèir Bonassa, in Reclams n° 788/789, p. 46 & 47 – De genèr a junh de 2003, Sèrra de Morlàs, Arrevirada occitana : Joan Breç Branar.
Cendre et Lumière suivi d’Affabulations et autres textes, éditions du C.I.D.E.C, Pau, novembre 2000.
Odussea, Bonnasse/Etchepare, éditions du C.I.D.E.C, Pau, novembre 2000.
Troubles, éditions du C.I.D.E.C, Pau, mars 2000.

Articles :
«Au 13 de la rue Linné, digressions sur un détail déterminant du second chapitre d’une œuvre de Georges Perec» (lelitteraire.com, août 2005)
«André Velter, au cabaret de l’éphémère le chant de l’éternel présent» (lelitteraire.com, juillet 2005)

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