En crachant du haut des buildings


Si la vie de Dan Fante n’a pas été facile tous les jours, elle est taillée sur mesure pour faire tourner les pages de ses romans. Dans les pas de son anti-héros Bruno Dante, il raconte le quotidien d’un loser en Amérique, la dérive entre le glauque et le sordide, une ribambelle de jobs minables, les lendemains de cuites chaque matin, le doute de soi et le dégoût du système… L’unique certitude de Bruno, c’est que ce qu’il écrit ne vaut rien, qu’il n’a ni inspiration, ni talent, mais qu’il ne peut pour autant poser ses carnets et son stylo.

Déprimant à priori, mais sous les doigts de Dan Fante, si les maux sont directs, ils ne sont jamais pesants. Brute de vérité, à vif de mal de vivre, son autobiographie ne s’étale pas dans l’apitoiement. Bruno Dante a beau fulminer en cherchant la prochaine bouteille de Mad Dog, la malchance a beau s’acharner sur lui, Fante ne fait pas un drame de ses déboires existentiels. Malgré sa dépression, le type reste cool, son désespoir est classe..

Il s’agit ici du second roman du fils de John Fante, écrivain beat entré dans la légende, que Dan évoquait dans «Les anges n’ont rien dans les poches». Compliqué d’écrire comme papa face à un modèle de cet acabit, de se positionner au-delà de l’influence paternelle, d’accepter son propre univers littéraire… Alors, Dan Fante et son double Bruno Dante se perdent dans les méandres des petits boulots, s’absorbent à gagner une maigre croûte pour la dilapider en alcool, se font sucer par des mecs gluants dans des cinémas pouilleux parce que ce n’est pas le pire, finalement.

"J'étais en train de lire au lit en sirotant une bouteille de Ten High plutôt que de la bière, dans l'espoir de convaincre mon cerveau de ralentir l'allure et de me foutre la paix."

Aujourd’hui, Bruno Dante vient d’arriver à New-York, sans un rond. Il a 34 ans et "l'alcool est devenu le médicament dont il a besoin pour se maintenir en équilibre". Démissionner au bout d’une semaine à remplir des enveloppes comme esclave de bureau, se retrouver suspendu dans un harnais à laver les vitres en haut des tours, endimanché dans un smoking crade pour jouer les ouvreurs de cinéma, tenir un mois derrière le volant d’un taxi entre Brooklyn et Manhattan, c’est faisable grâce à Workpower, on ne remerciera jamais assez les agences d’intérim. Sauf que ça foire à chaque fois.

Et puis, finalement, un poste paraît prometteur : concierge de nuit dans un petit hôtel. Le gîte est assuré, les horaires sont compatibles avec les réveils difficiles, les clients ont presque l’air humain. On se laisse même aller à acheter une nouvelle machine à écrire électrique pour travailler à sa pièce… Sauf que, ça va sûrement foirer encore, parce que si ce n’est pas la vie qui est cruelle cette fois, Bruno Dante s’en chargera.

Entre Bukowski et H. Selby Jr, le style de Dan Fante est efficace, trash, cruel et paradoxalement plus qu’attachant. En voyant Bruno Dante émerger et replonger, encore et encore, tenter de tout oublier en se défonçant davantage, certains en viendront peut-être même à se demander ce qu’ils fabriquent depuis vingt ans dans le même cycle de métro-boulot-dodo. Surtout s’ils n’ont pas de roman inachevé ou de poésie maudite au fond d’un placard… Allez, vous avez sûrement une bouteille quelque part, et "tout bien pesé, ce qui compte c'est de boire".


Stig Legrand mars 2005

Dan Fante, « En crachant du haut des buildings », 10/18 Domaine étranger,
novembre 2002, 191 pages; 6,40 Euros - ISBN : 2-264-03056-9

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