Dansons sous les bombes


« Depuis vingt ans, il n’avait fait qu’essayer d’attraper l’air du temps, sniffant sans même s’en rendre compte l’odeur de l’époque.»

Hélas !, l’arôme d’aujourd’hui ne défonce plus grand monde… Nombre de vieux punks sucent maintenant le pétard plutôt que de balancer le Molotov, mais pas le dandy décadent Patrick Eudeline ! Jamais il ne deviendra un vieux con, non, ça fait longtemps qu’il a appris à faire la nique au temps qui passe. Mieux, personne d’autre que lui ne pouvait piocher dans les archives du passé pour secouer une bonne fois le mou présent et trouver l’énergie de montrer aux blaireaux comment pogoter avec classe sous les obus. Du punk au Daft, Eudeline passe au roman pour chroniquer ses contemporains avec un style mordant et désabusé qui stigmatise le fiasco des années 2000.

Les rebelles ne crachent pas dans le sens du temps

Trêve de déclarations d’amour à l’auteur, il est temps de vous laisser entrevoir les entrailles du récit. L’histoire se déroule de nos jours, entre Barbès et la place des Abbesses. Julien végète aux crochets d’Anne-So, scotché devant des séries débiles ou à la recherche d’un DVD culte piraté sur le net à ajouter à sa collection. No wave, gothic, grunge ou punk musette, Dynintel, Fringanor, Captagon, les amphétamines de l’époque et les descentes qui vont avec, Julien a donné dans sa jeunesse mais n’a reçu en échange qu’un lendemain de cuite tout imprégné du sale goût de l’échec. Gueule cassée des années 80, il a plus ou moins décroché et surtout survécu, mais c’est pas facile tous les jours de rassembler les morceaux en quelque chose qui ressemble à une vie.

Les verres mercure de ses Ray-bans reflètent sans états d’âme le malaise qui grignote les débris de sa liaison avec Anne-So. Scène sur scène, écoeurement de se voir vieillir, magie enfuie du Paris rock, elle a les nerfs qui lâchent et Julien flippe de se retrouver à la rue. Alors il continue à tromper le temps sur Internet, un œil sur les listes des derniers MP3, cynique, il pourrit les forums à coup de trolls, exhumant le pire de la toile, sans aucune illusion de renouveau électronique à partager avec son ourson fétiche «Powerbook». Il y a trop de DJs, avec tous ses gosses adeptes du copié/collé, la musique ne veut plus rien dire. Pendant ce temps, dans le garage d’un pavillon décrépi à Juvisy, des rockers grisonnants jamment pépère sur Telecaster autour de Coreen, star oubliée des seventies. Elle a connu le succès mais le destin l’a lâchée en cours de route. Son hit date de l’automne 71, en tout il a duré trois mois. Aujourd’hui, elle trimballe sa silhouette fatiguée de plans foireux en salles de MJC, et le plus dur c’est que l’envie est toujours là. Pire encore, le talent est intact. Une voix à la Joplin que la galère n’a pas émoussée, une soul qui prend aux tripes mais qui ne colle pas au format prédigéré de la grosse machine du showbiz. Son dernier espoir, c’est l’underground, un mythe qui croirait peut-être encore au blues.

De son côté, Julien est hanté par la mouise et sa cour des miracles qui le narguent depuis quelques décennies : le spectre de la lose, la rue ouvertement hostile, les paumés au RMI, «ceux qui parlent au présent de groupes et d’endroits disparus depuis le début des eighties», le toboggan qui glisse tout droit vers sa déchéance programmée… Fuir le réel semble possible, se vider l’esprit au cocktail G4-downers, sampler quelques voix du passé, puis s’enrouler dans les draps et s’endormir la clope à la main. Et c’est le drame. Exaspérée par cet ultime trou de cigarette dans sa couette, Anne-So coupe finalement le cordon ombilical. Julien se retrouve sur le palier, sans argent, et sans même le cordon d’alimentation de son iBook. Où va-t-il pouvoir trouver l’énergie de rester en vie ?

Ground Countrol to Major Tom…

Pas facile de trouver le Quai Ephémère à partir de Clignancourt… Loin de tout, pas d’indications, une allure d’hôpital oublié de la démolition, et en plus le studio coûte un max. C’est pourtant là que convergent les prétendants du rock «parallèle», les effondrés en quête d’un coin où comater en paix, dans l’usine à rêves des losers patentés. Pourtant, au milieu de la faune du squatt, Julien et Coreen vont se trouver. Pas vraiment le flash immédiat, plutôt une embrouille qui ira en s’aggravant, parce que rien n’est simple et que nous ne sommes pas dans un roman à l’eau de rose. Ce qui les rapproche, c’est le feeling. Julien ne s’y trompe pas : il a trouvé la voix qu’il cherchait sans même le savoir pour ensorceler le breakbeat du single qui couve dans sa machine depuis si longtemps. Ensemble, ils montreront aux labels que les meilleurs hits électro qui font danser les kids ont toujours un coup bas et un gros riff rock dans le ventre. S’enclenche alors la spirale du mensonge, mais à quoi s’attendre quand on vole l’âme d’une chanteuse ?

Voilà, c’est signé Eudeline, et c’est comme si vous y étiez. On y croise les valeureux fantômes du passé, de Pacadis à Steve Bator, on y retrouve les survivants qui pleurent leurs neurones perdus, il ne manque plus qu’Yves Adrien. Le name dropping va bon train, mais comment faire autrement quand la fiction partage le lit de la réalité ? C’est pourtant un vrai roman, avec un scénario, des personnages, une histoire, n’en déplaise aux colleurs d’étiquettes qui croyaient Eudeline bien rangé dans son tiroir de rock-critic légendaire. Aujourd’hui, le dandy sort ses griffes pour les planter dans le flanc de l’industrie du showbiz, pour chatouiller ceux qui refusent d’apprendre à vieillir, pour les ronger d’angoisse quand il est temps de payer la note pour celui qui a su durer. Dansons sous les bombes se rapproche même du Rock Machine de Norman Spinrad, avec ses stars de synthèse, ses clones paumés branchés sur le son en prise directe, ses tubes-éprouvettes incubés dans les circuits de l’ordinateur. C’est confirmé, sous ses airs désabusés, Patrick Eudeline bande encore. Il est magnétique ! Lisez ce livre. Générique de fin graffité Béru : Salut à tous les p´tits dragons, Salut à toi qui est keupon, Salut à toi jeune Malgache, Salut à toi le peuple basque, Salut à toi qu´est au violon, Salut à toi et mort aux cons. Oui : Salut à toi Patrick Eudeline, le mutant.

Stig Legrand 2002

Patrick Eudeline, Dansons sous les bombes, Grasset, 2002, 284 p.

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