La syncope de Champollion


Entre un texte et son lecteur, la frontière est fluctuante, l'harmonie sens/signification joue différemment pour chacun. C'est l'aspect que Max Dorra, qui étudie tout autant les processus du corps que ceux de l'esprit, propose d'explorer ici. Pour lui, lire, c'est laisser rêver un texte dont on est devenu le sujet.

Mais comment prêter attention au texte de l'autre sans être prêt à accueillir certains mouvements entre la dimension des mots et celle des images?

D'un côté, les concepts cherchent à convaincre, de l'autre les métaphores veulent impressionner, impliquer. Sans cette simultanéité, la communication serait impossible. Il s'agit d'une forme d'hypnose conviviale et nécessaire à la transmission. Si l'un des participants refuse de jouer le jeu avec son imaginaire, le courant est coupé.
Particularité unique des hiéroglyphes : rendre visible le va-et-vient, la relation fusionnelle, amoureuse et guerrière, entre les images et les mots. A l'instant de la révélation face à la pierre de Rosette, quand le cerveau de Champollion effectue cette périlleuse culbute sémantique pour déchiffrer le plus mystérieux des rébus, tout se fige dans un instant éternel, alignement parfait qui le fait défaillir. Un spasme de la perception fascinant à décoder, prétexte à la rêverie de Max Dorra.

Relire ses classiques à travers un prisme

Sont convoqués les plus chéris, ceux qui ouvrirent le cœur ou marquèrent l'esprit de l'auteur : Sartre, Balzac, Hemingway, Roussel, Pérec, Duras, Godard... Chacun sera ici décodé par le biais de la figure monumentale de l'Egypte : une pyramide. Non seulement des pyramides s'imposent ou se devinent dans leurs textes, mais on peut aussi gravir leurs degrés, pour découvrir des niveaux de lecture et regarder le soleil brûler le désert depuis leur sommet symbolique. La carte commence à se dissiper dans le territoire...

Lecteur archéologue, la première excavation Sartrienne se trouve dans "Questions de Méthode" : "Tout acte et toute parole ont une multiplicité hiérarchisée de significations. Dans cette pyramide, la signification inférieure et plus générale sert de cadre à la signification supérieure et plus concrète mais, bien que celle-ci ne puisse jamais sortir du cadre, il est impossible de l'en déduire ou de l'y dissoudre."

La visite du cortex littéraire se poursuit sportivement dans les labyrinthes lipogrammatiques de Roussel et Pérec. Kaléidoscopes, imbrications de parenthèses, beauté de la prose avec contrainte, double couverture, systèmes Cobralingus, qui amènent avec ruse et élégance le lecteur vers des moments de révélation comme l'épisode du A dans "La Disparition".

Orgasme mental spontané ou masturbation intellectuelle à la lecture de joyaux comme celui-ci ? Roussel peut d'ailleurs être considéré, lui qui prétendait s'être au fil des années doté de quatre cerveaux (sa phrase, d'ailleurs, se plisse comme un cortex cérébral lorsqu'il enchâsse l'écriture à coups de parenthèses ((elles séquestrent une association qui, libre, aurait risqué d'envelopper (((de mettre en abyme))) le récit)) insérées les unes dans les autres), comme un précurseur des actuels hypertextes.

Références, mode d'emploi

Max Dorra libère les associations d'idées, ouvre de nouvelles pistes analytiques, coupe au montage pour arriver à la poésie. Ecrit avec amour, cet essai survole les territoires ontologiques avec une légèreté gracieuse, nourri de curiosité sans jamais s'avérer indigeste.

Comme leur interprète, les hiéroglyphes n'ont finalement pas révélé tous leurs secrets...
Si Champollion s'est évanoui lorsqu'il a vu cela, c'est peut-être parce que, conséquence immédiate de sa découverte, les hiéroglyphes s'étaient mis soudain à le regarder.

Stig Legrand - Avril 2003

Max Dorra, Le syndrome de Champollion, Editions Gallimard, Série: Tracés
Collection "Connaissance de l'inconscient" - 173 pages (2003)
ISBN : 2-07-076793-0

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