Ce siècle aura ta peau


Gageons que ceux qui aujourd´hui, lisent ces lignes après les avoir longuement sniffées, ont accompli l'exploit de survivre au siècle dernier, et même au précédent millénaire…

Sacrément coriaces donc, et jouets préférés du destin ! Parce qu´avec leur désespoir chevillé au corps, à défaut d´âme depuis longtemps perdue, avec ce futur arrêté sur un "No" définitif, ils auraient tous les droits d´avoir couché l´aiguille à gauche, bien mérité le repos overdosé des héros…

Et pourtant, ceux qu´accompagne Patrick Eudeline dans cette longue descente au fond des tripes d´un Paris rongé par les maladies vénériennes, perclus de mauvaise dope et de rêves frelatés, y croient encore assez pour ne rien perdre de la souffrance qui ne les lâchera plus jusqu´au dénouement.

Marie et Vincent, protagonistes bon gré mal gré de ce classique signé Eudeline, hantent les nuits froides de fin décembre, dans le crépitement criard des néons déréglés aux vitrines des sex-shops. Entre Pigalle et Stalingrad, ils zonent le long du dix-huitième, à la recherche parallèle d´une dose, d´un refuge, d´un répit, mais partout, ils trimbalent la galère. Deux corps d´une minceur enfantine, promis de longue date à la mort, se ressemblent et se rassemblent dans leur inéluctabilité. Deux personnes trop cramées pour admettre la montée des sentiments. Marie se cache derrière un anti-cernes, exhibe l´ombre de son tatouage, prend la pose devant les pervers dans les relents d´Angel tourné et fait de son mieux pour oublier le pire. La musique a déserté Vincent, il a les poches vides et des valises sous les yeux, il attend le RMI et le dernier métro. C´est bientôt la fin.

Elle est séropo, il est condamné, alors c´est la course contre le temps, contre les gens. Deux anges passent mais ils ne cherchent pas l´amour. La rue les retient le temps d´une danse, qui semble toujours être la dernière, et puis le jour se lève quand même un peu plus tard. Avec de la chance, il y a une boîte de Néo-Codions à côté du matelas. Cigarettes, café, prochain arrêt : le dealer… C´est ce manque, que seuls les junkies connaissent, qui les pousse vers le plan suivant. Ils s´obsèdent de ces pauvres choses qui les réduisent, dont l´absence est tout. Et voilà que le destin s´emballe : Vincent trouve un gun. La fuite s´accélère, les mains se salissent, les cœurs se prennent à palpiter ! Dernières folies avant la descente, avant que le monde se fasse encore plus étrange, avant que les ténèbres ne descendent sur la jungle d´asphalte.

Aujourd´hui, à l´aube du nouveau millénaire, cette histoire écrite au siècle dernier par un des derniers dandys de la capitale mérite d´être redécouverte. Croyez-vous que les choses aient changé ? Est-ce que ça va mieux maintenant ? Où sont passés les Lydia Lunch, les Patti Smith, les Courtney Love, les Sid Vicious, les Syd Barrett ? Faites un tour du côté de Barbès, glissez-vous dans les rues de Belleville, caricatures et archétypes s´y donnent rendez-vous, pour vous parler du désespoir. La mouise et ses remèdes de misère, des petites filles balançant une vieille peluche rose au bout d´un bras aux veines saillantes, le trash, l´obscène, qui répondent au besoin de pureté des derniers romantiques. Ici rien n´a de sens. Ici, Eudeline, le french iguane, est encore le meilleur pour retranscrire le Paris des paumés en attendant l´homme nouveau du présent millénaire.

Stig Legrand 2002

Patrick Eudeline, Ce siècle aura ta peau, Florent Massot, 1997 - J´ai Lu, 2002, 184 p..

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