Comparable au Belzébuth
de Gurdjieff initiant son petit-fils par le récit, le Grand-Père de
Simon nourrit sa descendance de lectures, de voyages et d'aventures
car son ambition est de faire de son petit-fils un homme libre. "C'est
toi Grand-Père qui voulais me montrer le monde tel qu'il est et me le
faire aimer".
C'est l'époque bénie sur
les Alpilles, le temps des loirs assaisonnés avec du miel et des pavots,
des lièvres endormis sur leur broche, de la tourte aux bécasseaux dont
Laurendon, gastronome de l'extraordinaire, imprègne l'atmosphère des
parfums de l'enfance. Entre les deux buveurs d'infini s'écrit une ode
au plaisir, en particulier cet amour charnel pour les galantes friponnes
avec qui s'envolent les joies sauvages.
La complicité saute souvent une
génération : la relation entre la mère de Simon et son propre père s'exprime
dans la violence d'échecs accumulés. Névrose et désespoir entre les
murs d'un château à Castel-Brady, seringues et détritus abandonnés sur
le tapis… Simon est un enfant sans père, ce foyer instable tient encore
debout par miracle, mais c'est avec son Grand-Père que l'univers se
pare de couleurs magiques et parfois même effrayantes. Cet excentrique
ancêtre, capable de toutes les folies pour briser le carcan des habitudes,
pour mériter le rire des dieux et la colère des hommes.
Quel meilleur exemple que celui
du plus grand mystificateur dont l'Histoire a préféré oublier le nom
pour illustrer l'absurdité des convenances dans les sociétés ? Ainsi,
Grand-Père ouvre au bénéfice de Simon, ce manuscrit rare des Mémoires
de Psalmanazaar, né en 1679, et qui par son génie pour l'imposture et
la poésie fascina toute la cour d'Angleterre. Se prétendant formosan,
avec moult détails exotiques, le vagabond inspiré raconte aux érudits
Londoniens sa chère ville de Xternetsa, vante la douceur de la peau
des femmes de Formose, enchante les puissants en leur apprenant quelques
mots de galimatias…
"Il empruntait à sa vaste connaissance des
langues des mots rares, mélangeait les racines grecques à des onomatopées,
déclinait d'anciens mots de bas latin avec des sonorités chatoyantes
qui lui semblaient agréables à l'oreille."
Kani vour djanim
Tandis que Grand-Père conjure des
mondes tapis dans les livres, l'histoire de sa propre famille exige
d'être racontée. Aboutissant à "Un Temps pour Tout", l'entreprise d'horlogerie
qui a fait la fortune que Grand-Père met tant d'énergie à dilapider,
le poignant récit d'Isaac Goldberg, aïeul russe victime des pogroms
s'intercale entre les traits drolatiques et la fantaisie formosane.
Pendant treize ans il erre avec son dernier fils Moyshe, uniques survivants
d'une famille juive sans histoires, réduite à l'exil par l'Histoire.
Traqués, humiliés, assassinés, ils témoignent de l'inhumanité ambiante,
du goût des hommes pour le sang et la boue plutôt que pour l'infini.
Dans ce conte philosophique riche
de tonalités variées, Gilles Laurendon affirme sa volonté de délectation
léchée à même la vie. "Nous suivions ces buveurs d'infini sur leurs
canots d'écorce, débusquions le merveilleux aux confins des mondes."
C'est aussi l'occasion d'observer, à la lumière de Voltaire, les effets
d'une éducation alternative, nourrie de nature, de littérature, de sensualité,
d'exigence et d'humour.
Stig Legrand - Septembre 2003