2 jours à tuer


Faisons comme si…

Comme si notre petit monde était peuplé de familiers, de vieilles connaissances, de gens sur qui on pouvait compter. Une famille unie, robuste bulle d’amour posée dans un village tranquille des Yvelines… Des amis de longue date, dont on apprécie les différences une fois qu’elles sont clairement répertoriées… Un microcosme au sein duquel se laisser aller à l’innocence ne pose pas de problème, un monde où la confiance appelle la confiance…

Imaginons avoir vécu cet état de quiétude pendant près de quarante ans, avoir grandi dans la peau d’un homme apprécié de tous, libéré des soucis financiers par la grâce d’un métier qu’on a choisi, entouré de l’affection de deux beaux enfants de moins de dix ans, comblé par l’arrivée d’un nouveau bébé, toujours aussi amoureux de sa femme…

Pourquoi la vie ne serait-elle pas aussi simple ? Pourquoi le parfum du bonheur finirait-il par donner la nausée ?



Toujours, la vie bascule sans crier gare

Ce qui fait les beaux jours des romanciers, car raconter la tiède épopée d’une réussite sociale engourdirait la plume de l’écrivain le plus enthousiaste. Oui, il faut des déchirures, des gnons qui prennent par surprise, du sang, de la sueur et des larmes plein les yeux des honnêtes gens. Parce que, quoi qu’en disent les publicités immobilières de grande banlieue, chacun promène son côté obscur, il y a des pulsions peu avouables tapies au creux des âmes. Antoine Méliot, le héros quadragénaire, nourrit depuis l’enfance une araignée noire terrée au fond de son esprit. Aujourd’hui, elle a bougé une patte, demain, tel un nuage de radiation mortelle, sa rage contaminera les vies de tous les proches du héros.

La mort c’est très triste, et le suicide ça fait bobo

Il faut moins d’une heure pour amocher une relation amoureuse si on applique la technique appropriée. Par contre, un week-end n’est pas de trop quand on s’attelle à la destruction massive de toute une vie. Première à en faire les frais, Cécile Méliot, femme profondément amoureuse donc difficile à désabuser. Antoine utilise froidement les armes gagnées au fil des années de mariage, des confidences partagées, des faiblesses avouées, il concentre ses attaques sur ce qui fait vraiment mal, mais même brisée, elle reste bouleversante c’est à dire dangereuse. Impossible d’avoir une scène de ménage ordinaire, il recourt alors à la franchise abrupte en ces mots : « …On crève incultes, ignares, en n’ayant vu du monde que le milliardième. C’est comme un palais dont on ne visite que les chiottes… ».

Est-ce plus facile de s’en prendre aux enfants ? Démolir les petits chéris, battre sans aucune pitié le jeune Vincent, repousser les bras de la mignonne Alice et ignorer les pleurs du bébé… Parfois on préfèrerait être mort que d’accepter les pulsions du monstre à l’intérieur, ou parfois le numéro dégénère en une forme si spectaculaire de violence qu’on finit tordu de rire devant la famille médusée.

Besoin d’un psychiatre ou d’un exorciste

Libéré des convenances en même temps que de sa respectabilité, Antoine réserve une surprise mémorable à ses amis, conviés ce week-end à son anniversaire. Il leur faut peu de temps pour se rendre compte que leur bon vieil Antoine n’est pas dans son assiette. Déchaîné, il engage les hostilités, relève chaque défaut de la cuirasse, traque la moindre faille dans laquelle plonger les mandibules de l’araignée noire. D’abord inquiets, puis énervés, ses copains épuisent en une nuit le stock de gentillesse jusqu’au silence total.

Du savoir-vivre au savoir-mourir

N’essayez pas de comprendre ce qui pousse Antoine. Si vous entrez vraiment dans le roman, vous n’en aurez de toute façon pas le temps. Tout comme les personnages témoins ou victimes de sa transformation, vous serez emportés dans la logique aberrante de la démence modèle Méliot. Profitez des moments de lucidité, celle qui permet de dénoncer sans détour l’illusion de la normalité, goûtez au plaisir blasphématoire de celui qui n’a plus rien à perdre. Le quatrième roman de François d’Epenoux dresse sans complaisance le portrait d’un homme qui n’a d’autre choix que de se mettre hors de lui pour aller au bout de ce qu’il est. A vous de voir si vous partagez ses raisons de haïr ses semblables, moi, certainement trop perverse, c’est son besoin de justification qui m’a dérangée.

Stig Legrand 2002

François d’Epenoux, «2 jours à tuer», Editions Anne Carrière, 2001, 229 p.

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