Toujours, la vie bascule sans
crier gare
Ce qui fait les beaux jours des
romanciers, car raconter la tiède épopée d’une
réussite sociale engourdirait la plume de l’écrivain
le plus enthousiaste. Oui, il faut des déchirures, des gnons
qui prennent par surprise, du sang, de la sueur et des larmes plein
les yeux des honnêtes gens. Parce que, quoi qu’en disent
les publicités immobilières de grande banlieue, chacun
promène son côté obscur, il y a des pulsions peu
avouables tapies au creux des âmes. Antoine Méliot, le
héros quadragénaire, nourrit depuis l’enfance une
araignée noire terrée au fond de son esprit. Aujourd’hui,
elle a bougé une patte, demain, tel un nuage de radiation mortelle,
sa rage contaminera les vies de tous les proches du héros.
La mort c’est très
triste, et le suicide ça fait bobo
Il faut moins d’une heure
pour amocher une relation amoureuse si on applique la technique appropriée.
Par contre, un week-end n’est pas de trop quand on s’attelle
à la destruction massive de toute une vie. Première à
en faire les frais, Cécile Méliot, femme profondément
amoureuse donc difficile à désabuser. Antoine utilise
froidement les armes gagnées au fil des années de mariage,
des confidences partagées, des faiblesses avouées, il
concentre ses attaques sur ce qui fait vraiment mal, mais même
brisée, elle reste bouleversante c’est à dire dangereuse.
Impossible d’avoir une scène de ménage ordinaire,
il recourt alors à la franchise abrupte en ces mots : «
…On crève incultes, ignares, en n’ayant vu du monde
que le milliardième. C’est comme un palais dont on ne visite
que les chiottes… ».
Est-ce plus facile de s’en
prendre aux enfants ? Démolir les petits chéris,
battre sans aucune pitié le jeune Vincent, repousser les bras
de la mignonne Alice et ignorer les pleurs du bébé…
Parfois on préfèrerait être mort que d’accepter
les pulsions du monstre à l’intérieur, ou parfois
le numéro dégénère en une forme si spectaculaire
de violence qu’on finit tordu de rire devant la famille médusée.
Besoin d’un psychiatre
ou d’un exorciste
Libéré des convenances
en même temps que de sa respectabilité, Antoine réserve
une surprise mémorable à ses amis, conviés ce week-end
à son anniversaire. Il leur faut peu de temps pour se rendre
compte que leur bon vieil Antoine n’est pas dans son assiette.
Déchaîné, il engage les hostilités, relève
chaque défaut de la cuirasse, traque la moindre faille dans laquelle
plonger les mandibules de l’araignée noire. D’abord
inquiets, puis énervés, ses copains épuisent en
une nuit le stock de gentillesse jusqu’au silence total.
Du savoir-vivre au savoir-mourir
N’essayez pas de comprendre
ce qui pousse Antoine. Si vous entrez vraiment dans le roman, vous n’en
aurez de toute façon pas le temps. Tout comme les personnages
témoins ou victimes de sa transformation, vous serez emportés
dans la logique aberrante de la démence modèle Méliot.
Profitez des moments de lucidité, celle qui permet de dénoncer
sans détour l’illusion de la normalité, goûtez
au plaisir blasphématoire de celui qui n’a plus rien à
perdre. Le quatrième roman de François d’Epenoux
dresse sans complaisance le portrait d’un homme qui n’a
d’autre choix que de se mettre hors de lui pour aller au bout
de ce qu’il est. A vous de voir si vous partagez ses raisons de
haïr ses semblables, moi, certainement trop perverse, c’est
son besoin de justification qui m’a dérangée.
Stig Legrand 2002